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concurremment l’expérience des juges de paix choisis par les zemstvos et des juges de paix nommés par l’état. Dans un pays si longtemps livré au régime de la faveur et à l’arbitraire de la bureaucratie, la comparaison ne pouvait guère être défavorable aux magistrats issus de l’élection. Aussi le gouvernement a-t-il étendu la nouvelle institution à la plupart des provinces à mesure qu’il étendait les assemblées territoriales dont émanent les juges de paix. Les goubernies, à demi asiatiques et mahométanes, d’Orenbourg et d’Astrakan en ont ainsi été récemment dotées.

Il reste cependant en Europe même une partie considérable de l’empire que le gouvernement n’ose pas mettre à l’épreuve d’une magistrature élective : ce sont les provinces occidentales, les anciennes provinces lithuaniennes ou polonaises[1]. Là ce sont des motifs politiques et des considérations nationales qui ont arrêté le réformateur[2]. En abandonnant la justice de paix aux propriétaires, le gouvernement impérial craindrait d’accroître dans ces régions l’influence de l’élément polonais, qui détient encore une grande partie de la propriété. On ne pourrait du reste y laisser les juges de paix à la désignation des assemblées territoriales, puisque tous ces gouvernemens de l’ouest attendent encore de pareilles assemblées. L’institution des juges de paix y a récemment été introduite, mais avec une modification qui en dénature le caractère. Au lieu d’être élus par les représentans du district, les juges sont nommés par le gouvernement ; au lieu d’appartenir à la population locale, ce sont pour la plupart des étrangers appelés de l’intérieur de l’empire et souvent ignorant les usages et la langue des hommes qui comparaissent à leur tribunal. Dans ces provinces déshéritées même on a voulu maintenir en une certaine mesure la séparation du pouvoir administratif et du pouvoir judiciaire, en rendant les nouveaux juges indépendans des gouverneurs locaux pour ne relever que du ministre de la justice[3].

  1. Les provinces baltiques (Livonie, Esthonie, Courlande) viennent d’être mises en possession des nouveaux juges de paix, en dépit des répugnances de la noblesse d’origine germanique, qui conservait presque intacts ses anciens droits de justice.
  2. Chez leurs congénères d’Orient au contraire, dans la nouvelle Bulgarie et la Roumélie orientale, les Russes ont déjà tenté d’introduire l’élection de certains juges, bien que dans ces pays si divisés par les querelles de race ou de religion une magistrature élective semble peu à sa place.
  3. Quel qu’en soit le mode de recrutement, je crois pouvoir dire que cette nouvelle magistrature a été un progrès sur ce qui existait précédemment. S’ils ne montrent pas toujours vis-à-vis des justiciables polonais une complète impartialité, s’ils sont comme le gouvernement même enclins à favoriser les paysans aux dépens des propriétaires, ces nouveaux juges ont fait preuve d’une instruction et d’une intégrité peu connues de leurs prédécesseurs. Les défauts de cette magistrature ne sauraient donc autoriser de comparaison entre la justice que la Russie offre à ses sujets polonais et celle que la Porte-Ottomane imposait à ses sujets slaves, grecs ou arméniens.