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droit, mais ce n’est là ni la seule ni la meilleure raison de cette indulgence en apparence excessive. Pour l’instruction comme pour la fortune, l’état, s’il eût fait le difficile, eût risqué d’éloigner tous les aspirans. Il y a encore si peu de juristes en Russie qu’on en trouve à peine assez pour les tribunaux ordinaires. Aussi ne pouvait-on se montrer bien sévère pour les premières recrues de la nouvelle magistrature ; l’état ou le public pourront l’être davantage pour la seconde ou la troisième génération de juges. Si l’on ne peut élever le cens pécuniaire, l’on pourra certainement un jour rehausser le cens, de capacité. A cet égard, la loi et les mœurs deviendront plus exigeantes avec les progrès mêmes de la culture nationale.

De toutes les professions, de toutes les classes d’hommes propres à la Russie nouvelle, il n’en est pas de plus intéressante que celle des juges de paix. Après ce que nous avons dit de leur origine et de leur instruction, l’on ne saurait s’étonner si ces magistrats improvisés prêtent souvent à la critique et quelquefois au ridicule. Ils ont déjà fourni plus d’un type satirique à une littérature moins curieuse de nouveautés et de tableaux de mœurs que friande d’allusions politiques et de dissertations sociales. C’est ainsi que, dans une des principales revues de Saint-Pétersbourg, un avocat de province, qui prétendait ne donner que des portraits d’après nature, peignait à ses compatriotes deux bizarres figures de juges de paix ruraux[1]. L’un Pyrkine, violent, emporté, toujours l’injure et la menace à la bouche, est l’effroi des plaideurs et des avocats. A la moindre contradiction, il condamne les paysans interdits à des années de détention, voire même à la déportation en Sibérie, ou à d’autres peines excentriques qu’un juge de paix n’a pas le droit d’infliger. Devant l’irritation du juge et les humbles supplications du moujik, le greffier, la plume en main, reste impassible, attendant pour écrire qu’il tombe des lèvres du fougueux magistrat quelque sentence raisonnable. Le second juge ainsi mis en scène, Tchépyrkine, riche et vaniteux propriétaire, est un homme doux et débonnaire qui a la difficile prétention de renvoyer tout le monde satisfait ; il ne peut se résigner à faire des mécontens, et met tout son amour-propre à ce que ses décisions ne soient pas attaquées en appel. Pour s’épargner cette humiliation, il va jusqu’à faire personnellement des sacrifices pécuniaires, et quand il ne parvient point à mettre les parties d’accord, il se désole et, sous prétexte de maladie, ajourne l’audience, au désespoir des plaideurs venus de loin.

Je ne déciderai point si ce sont là des caricatures ou des portraits ; ce que je puis dire c’est que, s’il y a encore des Pyrkine ou

  1. M. Krotkof dans un écrit intitulé : Pyrkine et Tchépyrkine, Otetchestvia Zapisky (Annales de la Patrie), mai 1876.