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politiques, les avocats ont eu l’honneur d’être les premiers à faire retentir aux oreilles du pouvoir comme du public une parole libre ; dans un pays où le courage militaire est si commun, ils ont été les premiers appelés à donner l’exemple encore inconnu du courage civil. Quelques-uns, il faut bien le dire, ne l’ont point fait impunément. Le temps n’est pas encore loin où le défenseur de Nétchaïef était par ordre de la IIIe section interné dans une petite ville de province[1]. C’était une carrière brisée. Devant ce péril, le barreau n’a point déserté sa mission. Les prévenus politiques n’en ont pas moins continué à trouver des avocats jaloux d’user des droits de la défense. Au printemps dernier encore, lors du procès de Véra Zassoulitch, l’éloquent plaidoyer du défenseur de la jeune illuminée retentissait jusqu’au de la des frontières de l’empire. Depuis lors le gouvernement, effrayé du nombre des attentats révolutionnaires, a enlevé les crimes contre les fonctionnaires aussi bien que tous les procès politiques à la justice ordinaire. Les avocats sont plus que jamais tenus à se renfermer scrupuleusement dans les limites de leur ministère ; mais, même en prenant contre les ennemis de l’ordre établi des précautions qu’il croit indispensables, le gouvernement impérial ne saurait oublier que la première condition d’une bonne justice c’est une libre parole.

Soit défiance de leur moralité, soit antipathie pour les penchans libéraux qu’inspire leur profession, les membres du barreau ne semblent pas en grande estime auprès du ministère de la justice. Les règlemens mettent des obstacles à leur entrée, des obstacles à leur avancement dans la carrière judiciaire. Un avocat ne peut être appelé à s’asseoir sur le siège de juge que dans les tribunaux inférieurs, et cela seulement après dix ans d’exercice. Une telle mesure a pour effet pratique de n’ouvrir les rangs de la magistrature qu’aux avocats sans talent ni clientèle, et de fermer au barreau l’accès de toutes les hautes dignités judiciaires. A cet égard la Russie a pris le contre-pied de l’Angleterre, où, comme on le sait, la haute magistrature se recrute surtout parmi les sommités du barreau.

Ces mesures de défiance contre les avocats ne sauraient arrêter l’essor d’une profession dont la prospérité importe particulièrement à l’empire. En tout pays en effet, le barreau, qui exige à la fois la connaissance des lois et l’habitude de la discussion, a été l’une des meilleures écoles de la liberté légale. Tout se tient et s’enchaîne, nous ne saurions trop le dire, dans la vie des peuples comme dans

  1. Nétchaïef était le chef d’une de ces sociétés révolutionnaires si souvent découvertes et poursuivies depuis 1870. La IIIe section de la chancellerie impériale est, on le sait, chargée de la haute police. Voyez la Revue du 15 décembre 1877.