porcelaine dorée. Ses commencemens furent austères et pénibles, et les repentirs du sort se firent attendre. Dans le temps où il vivait avec Fielding, il fallait, pour faire du café le matin, ajouter un peu d’eau sur le marc de la veille : on avait parfois un gigot dans son armoire, et on coupait des tranches pour les rôtir dans la cheminée. Un jour, en partageant ce frugal déjeuner, les deux amis se prirent de querelle. Fielding se targuait de descendre du roi Bruce ; Delacroix l’appelait « sire. » La plaisanterie parut mauvaise au fier Écossais, qui se fâcha et se retira dans sa tente.
Pour supporter vaillamment et gaîment la pauvreté, il faut avoir des épaules robustes, une patience coriace, et être dur à soi-même comme aux autres. Delacroix avait l’épidémie délicat et des nerfs irritables, capricieux, éternellement jeunes, qui prenaient plaisir à le tourmenter. « Ma vie, écrivait-il neuf ans avant sa mort, ce sont mes nerfs, mon foie, ma rate ; c’est ma fièvre. Cette fièvre enfante pour moi des chimères. Or, quand un homme est malheureux par des chimères, à quel degré de malheur ne peut-il pas descendre ! » C’est un terrible don que la fantaisie. Heureux les artistes qui en quittant leur chevalet se transforment en de bons bourgeois et considèrent la vie comme une affaire ! Delacroix avait trop d’imagination pour la dépenser tout entière dans ses œuvres*, quelque exercice qu’il lui donnât. Il ne réussissait pas à la fatiguer. Cette imagination, qui avait vu et deviné tant de choses, l’Afrique, l’Asie, des intérieurs de harems, les champs Élysées, le bûcher de Sardanapale, cette mer sans rivages où flotte la barque de don Juan, la lutte inégale de Jacob avec l’ange, ne restait pas dans son atelier quand il en sortait ; elle le suivait partout, elle l’accompagnait dans le monde et trompait ses yeux par des mirages. « Il était fin, soupçonneux, a dit l’un des hommes qui l’ont le mieux connu, et il détestait les manèges, qu’il exagérait quelquefois dans ses soupçons. « Il avait aussi l’espérance facile, il se plaisait dans cette délicieuse inquiétude que procurent les bonheurs impossibles, et à peine s’était-il réveillé, il recommençait à rêver. Il s’est peint dans une charmante lettre écrite à dix-huit ans, tel il était alors, tel il est resté toujours. Il s’agissait d’une femme, qui, paraît-il, en valait la peine. Elle avait les yeux « limpides comme de belles perles, fins et doux comme le velours. Le nez était original ; la narine, fièrement retroussée, s’enflait de temps en temps à l’unisson des prunelles, qui se dilataient et se remuaient. » La bouche était exquise ; quant au port de tête, à la joue, au double petit menton, « tout cela valait des autels. Oh ! la singulière petite femme ! » — « Je ne veux pas te dire, écrivait-il à son ami Pierret, que je n’ai qu’une seule idée ; j’en ai d’autres, mais elles me ramènent toujours à celle-ci qui les colore toutes et qui me tient dans une douce moiteur d’âme, tantôt chaleur, tantôt frisson. Je dévore