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je t’aimais quand nous faisions des projets de peinture, que nous parlions de couchers de soleil et de pittoresque ! Ne m’as-tu pas mené chez ta sœur et chez ta mère ? N’ai-je pas partagé ton repas à ton foyer ? J’ai mangé de ton pain comme d’une eucharistie fraternelle, bénie par la présence de ta respectable mère… Quand le soir j’apercevais de la lumière à ta mansarde, j’étais comme Léandre découvrant son flambeau à travers le brouillard. Tu n’es pas cependant ma maîtresse, mon cher ami, mais l’ami et l’amante sont tout voisins chez moi… Conservez-vous, conservons surtout l’amitié. Dieu ! que c’est un dépôt fragile ! Que peu de chose peut tenir dans ce miroir où deux têtes se réfléchissent ensemble ! qu’il faut peu de chose pour troubler ou rendre terne l’une des deux images ! Jusqu’ici je vous vois pur et net. Faites durer cela, et puissiez-vous me voir de même ! » Les compagnons de sa jeunesse lui sont toujours demeurés fidèles ; ils ont traversé la vie avec lui la main dans la main et les yeux dans les yeux ; ils l’ont soutenu dans ses abattemens, ils ont ranimé sa gaîté, ils lui ont révélé son génie. Tout comprendre et avoir de vrais amis, n’est-ce pas le gros lot dans la grande loterie ?

Quant au monde, il avait tout ce qu’il faut pour lui plaire, il avait aussi tout ce qu’il faut pour s’y plaire, car il était curieux ; mais tantôt il le recherchait, tantôt il le fuyait. Il savait se prêter à lui sans se donner jamais, et il se réservait sa liberté. « Les quelques soirées où je vais par habitude m’ennuyer et me désennuyer finissent au total par me fatiguer à l’excès. Le plus souvent je suis accaparé par quelque jobard qui me parle peinture à tort et à travers, pensant que j’emporte de sa conversation et de sa capacité une haute idée. De femmes, ça ne m’en procure pas ; je suis trop pâle et trop maigre. » On n’est l’esclave du monde que quand on craint la solitude ; Delacroix l’aimait avec une sorte de férocité. Dans le temps où il projetait de faire un voyage en Italie, il disait : « J’irai tout seul, comme un ours, comme un tigre, s’il le faut ; j’aurai des griffes aux ennuyeux. » Vingt ans plus tard, se trouvant à Ems, il écrivait : « Mes mauvais momens ont été dans les promenades à l’usage des promeneurs, parce que j’y rencontrais ces faces fardées, habillées, bourgeoises ou aristocratiques, tous mannequins. Là l’ennui me saisissait ; mais à peine étais-je dans les champs, au milieu des paysans, des bœufs, de quelque chose de naturel enfin, je rentrais dans la possession de moi-même, je jouissais de la vie. Voilà l’estime que je fais de ce qu’on appelle le monde. Voilà une conformité de plus que tu me trouveras avec ton cher Rousseau. Il ne me manque plus que l’habit d’Arménien, et tu sais que je soupire après sa possession. » Il n’a jamais endossé l’habit d’Arménien ; tout au contraire il se fit faire une culotte courte pour aller à la cour. Il avait ce qui manquait à Jean-Jacques, la mesure et l’équilibre de l’esprit, et il