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compagnie des ombres galantes du siècle qui les aimait encore, s’il ne les adorait plus. Le nôtre est mûr pour la grande parole ; il ne cherche plus les dieux sur les montagnes, mais en esprit et en vérité ; quand ses fils reviennent des terres lointaines, il ne leur demande pas de lui rapporter des divinités ou des mythologies mortes, mais de lui raconter les merveilles de la forte nature et l’histoire vivante des âmes humaines.

Ce ne sont d’ailleurs pas les âmes de Lithochôri qui nous donneront de vives clartés. Triste et sauvage est la physionomie de cette population montagnarde. Elle est fort mélangée ; sur les quatre-vingts familles qui la composent, il y a des Grecs, des Albanais, des Bulgares, des Valaques du Pinde, des Juifs, toute la mosaïque orientale. Un tchaouch (sergent) et cinq ou six Arnautes représentent seuls l’autorité. Il en est ainsi de tous les villages du massif de l’Olympe, soit de ce côté, sur le versant maritime, soit de l’autre, dans les vallées du Xérias, à Vlacholivado, à Tzaritzéna, à Déméniko. Les races y sont croisées et enchevêtrées. Ces montagnards, misérables, peu adonnés à l’agriculture, vivant d’exploitations forestières, de charbonnages, de quelques extractions de minerais, tour à tour victimes ou complices des bandes de malfaiteurs dont l’Olympe est le quartier général, empruntent à ces conditions d’existence un caractère dur et farouche. Je vais m’asseoir au petit café sur le torrent, où les gros bonnets du village sont réunis autour des narghilés, à la nuit tombante. Je suis frappé de l’accueil qu’on m’y fait. Sans doute on s’empresse autour de l’étranger, aubaine bien rare à Lithochôri ; mais je ne retrouve dans cet empressement ni les allures gaies, hospitalières, affables jusque dans leur indiscrétion, des Grecs de la plaine et de race pure, ni la réserve digne et silencieuse de l’Arabe. Les regards sont défians, les visages fermés, on questionne beaucoup et on se livre peu. La parole est au médecin, au pédagogue, à des courtiers du commerce des bois. On cause de politique, naturellement, de chemins de fer, des économies de la Porte, des récentes inondations de la France, dont l’écho est arrivé jusqu’ici. Surtout on m’accable de questions : qui je suis, ce qui m’amène, où je vais ; on cherche évidemment à m’effrayer en dénombrant les bandes de brigands qui tiendraient la campagne, et que mes interlocuteurs ont peut-être d’excellentes raisons pour bien connaître. Au grand désappointement de la galerie, le phénoménal étranger s’éclipse en laissant planer un nuage discret sur ses projets et sur la direction qu’il compte prendre le lendemain. C’est la première règle de la stratégie en pays de klephtes. Je rentre au logis que l’autorité militaire, — le sergent albanais, — m’a fait assigner ; les maîtres se retirent froidement après avoir fait leurs