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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/28

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et malheureux, s’appuyant sur les qualités laborieuses et intelligentes qui éclatent chez ces braves gens.

En finissant ma tournée, j’entre dans une maison plus pauvre, bien que très proprette. Un jeune paysan m’y invite, en s’excusant sans servilité de son peu d’aisance. Sa femme m’offre un miel délicieux, blanc comme le lait. On dirait une scène des mœurs antiques, des chevriers de Théocrite. Le cadre est à l’avenant. Nous nous asseyons contre une balustrade de bois ouvragé, où joue une vigne grimpante, dans une galerie ouverte, qui donne sur la plaine. Les vignobles étages sur le coteau se déroulent à perte de vue : la clarté de la pleine lune bleuit le plancher de sapin à travers les jours de la balustrade. Dans l’angle, une vieille lampe de fer à trois becs répand une faible lumière. Le jeune homme m’apporte des médailles et me raconte diverses trouvailles archéologiques dont il comprend la valeur ; il me donne la copie d’une inscription grecque, relevée sur une pierre que l’imam de Baba a dérobée au Castro tis Oraias. — « Qu’est-ce donc, demandai-je, que le Château de la Belle ? — C’est une citadelle du temps des guerres avec les Turcs ; on raconte qu’elle fut défendue par une veuve, qui se précipita de la montagne que vous avez vue. C’est dit dans une vieille chanson. — Il y a une chanson ? Vite la chanson ! — Nous ne la savons plus ; mais peut-être la grand’mère… » Et il alla chercher une vieille femme, qui s’avança toute courbée et tremblante. Elle se fit un peu prier, s’excusa sur son grand âge, puis, sans embarras de commande, tout simplement et dignement, elle se plaça au milieu du cercle, sous la petite lampe et dans le rayon de la lune : à demi-voix, elle déclama la complainte suivante, qui perd malheureusement à être traduite toute sa grâce naïve.

— Voilà douze années de guerre, — et on ne peut prendre le château sans maître. — Un petit janissaire turc — change de vêtemens et se déguise en caloyer. — Il va à la porte et frappe : — Ouvre la porte, ouvre la porte, la belle, — la porte de la reine aux yeux noirs. — Je ne me donne pas à un Turc, à un mécréant de Turc. — Je ne suis pas un Turc, mais un moine de la montagne, — je quête, recueillant de l’huile pour mon église. — Tu me contes des mensonges pour que je t’ouvre. — Mes vêtemens sont poudreux, et la faim me presse, — je suis bien las, et la tête me tourne. — La reine a pitié, elle envoie ouvrir. — Aussitôt la porte ouverte, ils entrent dix mille, — tous se ruent sur les trésors et le butin. — Mais lui va droit à la chambre de la reine. — Elle alors, rejetant sa gorge en arrière, — de là-haut se laisse choir et se brise sur les rocs.

Cette chanson des montagnes grecques, encadrée dans cette scène de nuit, au pied de l’Ossa, — voilà une de ces bonnes fortunes qui