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établi depuis quelques semaines dans la ville, qui vient me conter ses peines et me demander conseil. Ce n’est pas que la clientèle manque : le malheureux praticien a opéré, beaucoup opéré, et des plus hauts fonctionnaires ; mais pas une piastre n’est encore rentrée. Je lui donne une consultation aussi découragée que mon impression du moment, et s’il m’a écouté, il y a longtemps qu’il a replié sa trousse et repris la route de notre belle France. — Je cherche quelques personnes auprès desquelles me renseigner. La société de Larisse se compose de deux ou trois indigènes aisés, agens consulaires des puissances européennes, de quelques courtiers italiens ; les négocians grecs fuient dans la montagne durant l’été. Je m’aperçois que, dans cette société, la conversation roule agréablement sur la dose de quinine que chacun a prise le matin, sur la qualité de ce médicament, sur les pharmacies où l’on a chance de le trouver moins sophistiqué… Rien à visiter de par la ville : des mosquées délabrées, des bazars misérables, des industries languissantes. Je me promets de quitter demain à l’aube cette morose résidence et retourne dormir sur mon divan. Un bruit d’instrumens m’éveille : c’est une noce qui passe en chantant dans les tombes sous ma fenêtre. Il y a pourtant des gens qui se marient ici, et qui peut-être y sont heureux !

Ma caravane se reforme et se dirige vers le nord de la plaine, sur la ville de Trikkala, au pied des montagnes du Pinde. Quelques cultures alternent avec les marécages : pas un arbre, pas une ronce ; les ombres sont un élément inconnu dans ce paysage. Nous retraversons à gué le Pénée, bien déchu depuis Tempe, ruisseau fangeux entre des berges de sable. Arrêt au village de Zarkos, dans une grosse ferme appartenant à un riche banquier grec de Constantinople. Je fais là une rencontre intéressante. Un jeune homme sorti d’une excellente famille d’Athènes, et qui a étudié durant plusieurs années l’agronomie aux États-Unis, a accepté de s’ensevelir dans cette solitude en qualité d’intendant. Ses connaissances spéciales donnent un grand prix aux renseignemens qu’il me fournit. La plaine de Thessalie, qui devrait être le grenier des provinces environnantes et du nord de la Grèce, a appartenu un moment à Ali de Tepelen, du droit de la conquête. Quand la Porte eut châtié le pacha rebelle, ses biens furent confisqués et devinrent pour les sultans une réserve d’apanages ; ils s’en servirent pour doter de hauts dignitaires, et la plaine se trouva ainsi morcelée en un certain nombre de grosses propriétés. Plusieurs sont restées aux mains des beys musulmans, leurs héritiers ; d’autres, comme celle de Zarkos, ont été vendues aux financiers de Galata ; le palais a récemment concédé les terres qui lui appartenaient encore à un capitaliste arménien, devenu le plus grand propriétaire de la Thessalie.