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loin d’être juste quand elle est posée d’une manière trop absolue. On pourrait répondre à notre ami que toute poésie qui n’a pas sa source dans le cœur même du poète est au contraire toujours menteuse par quelque endroit, que pour cette raison même, l’ode, en dépit de quelques illustres exemples, est le plus artificiel des genres lyriques, et, malgré la flamme dont il est convenu qu’elle brûle, le plus pauvre en œuvres réellement inspirées, que les plus grands lyriques qui ont pratiqué ce genre ne contredisent pas cette opinion, car le père même de l’ode, Pindare, n’a toute sa grandeur que lorsque, glissant hors de son sujet, il redevient personnel autant qu’un moraliste ancien pouvait l’être, et que l’originalité d’Horace est précisément d’avoir associé les sentimens les plus intimes et les plus délicatement scabreux de son âme aux sujets légendaires ou mythologiques qu’il choisissait. Toutefois, si l’on se reporte à l’époque où ce recueil et sa préface furent composés, si l’on se rappelle le troupeau des sectateurs maladifs de Joseph Delorme, l’armée des byroniens à la misanthropique outrecuidance, la bande turbulente des imitateurs d’Alfred de Musset, on se dit qu’on aurait alors pensé par réaction comme le jeune auteur, car il y a une heure où toute théorie est vraie, l’heure où son contraire est effrontément et scandaleusement professé. Sous la tentative poétique, l’observateur attentif et sensé des mouvemens de la littérature contemporaine perce donc déjà et se laisse reconnaître. Et cette théorie de l’impersonnalité, ainsi professée dès l’origine, est, si l’on y prend garde, un indice bien marqué de la nature d’esprit qu’il a porté dans la critique et le jugement des choses contemporaines. Si, comme le disait Pascal, le moi est haïssable, nul parmi nos confrères n’a su échapper mieux que Charles de Mazade à ce tyrannique défaut.

Cette tentative poétique fut sans résultats fâcheux, je veux dire par là qu’elle n’engagea le talent de notre auteur dans aucune fausse direction. Un esprit aussi judicieux ne pouvait tarder à s’apercevoir qu’en s’obstinant à de telles entreprises il ne s’estimait pas à sa vraie valeur, et que des vers agréables ou faciles ne vaudraient jamais d’excellente prose comme celle dont il se sentait capable. Ses véritables débute se firent donc dans cette Revue même, où il entra en 1846 par un article sur le poète italien Niccolini. Il n’y eut pas, nous a-t-il dit, dix paroles prononcées entre lui et le directeur de la Revue, et rien ne peint mieux que ce petit fait l’homme éminent que nous avons perdu et qui nous a guidés si longtemps. On dit que la malveillance est clairvoyante ; il faut croire cependant qu’elle se trompe quelquefois, car les jugemens que nous lui avons entendu porter sur notre défunt directeur avaient invariablement le défaut de frapper à côté de la vérité. La Revue, disait-on,