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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/449

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Jamais la mauvaise foi romaine n’avait été plus criante. On forgea des armes à la hâte, les femmes donnèrent leurs cheveux pour qu’on en tressât des cordes pour les machines de guerre, et les premières attaques des Romains furent victorieusement repoussées. Un moment même on put croire que l’expédition contre Carthage allait avorter ; mais Scipion Émilien vint remettre les choses en état, il rétablit la discipline, il refoula dans la place Hasdrubal, qui campait au dehors, et il commença le siège méthodiquement. L’un de ses grands travaux fut le barrage du port marchand. A sa grande déception, les Carthaginois, sans qu’il s’en doutât, creusèrent un nouveau chenal, perpendiculaire du port à la mer ; mais ils n’en profitèrent pas beaucoup. Ce siège dura plus de deux ans : à la fin, les Romains pénétrèrent par surprise dans le port marchand. Il fallut faire de là une guerre de rues pour arriver à la Byrsa, où Hasdrubal, qui régnait par la terreur, s’était réfugié avec sa femme, ses enfans et neuf cents déserteurs de l’armée romaine. Ce fut quelque chose d’épouvantable, comparable à ce qui se passa plus tard au temple de Jérusalem quand Titus en fit le siège après la prise de la ville. Hasdrubal prit peur et alla assez lâchement demander grâce à son ennemi. Mais sa femme, entourée des derniers défenseurs de la citadelle sacrée, mit le feu aux bâtimens et s’élança dans les flammes après y avoir jeté ses enfans avant elle. Ce fut un inénarrable massacre. Scipion en pleura. Le vœu du vieux Caton fut exaucé, il n’y eut plus de Carthage, la charrue fut promenée sur le sol qui l’avait vue naître et mourir, et des malédictions solennelles furent prononcées contre quiconque oserait la rebâtir ou s’établir sur son emplacement.

Et cette fois ce fut fini, bien fini. Il y eut, il est vrai, par la suite une autre Carthage construite sous Auguste, à côté de l’ancienne (pour éviter les conséquences d’une malédiction violée), mais il n’y eut de commun que le nom entre la nouvelle cité et l’ancienne. La civilisation spéciale de Carthage disparut sans retour. L’invasion arabe anéantit même cette ombre d’une illustre morte. Des tombeaux, des réservoirs d’eau gigantesques, des restes d’aqueducs, des mouvemens de terrains précieux pour l’archéologue, mais ne disant plus rien depuis longtemps au passant vulgaire, voilà tout ce qui reste de l’ancienne reine des mers. Par un contraste presque ironique, sur l’une des collines qui faisaient partie de sa vaste enceinte s’élève un village de marabouts qui s’appelle village du Saint et qui est en possession d’une grande renommée comme lieu de sainteté musulmane. Jamais un chrétien n’obtient la faveur d’y passer la nuit. M. Bosworth Smith l’a toutefois visité de jour, s’est entretenu avec le chef de la communauté, et sait-on quel est le saint qui vaut à ce lieu sacré la vénération dont il est l’objet chez les