Le sentiment dominant dans ces lettres de tous les jours, c’est le sentiment du vide, du néant moral dans la société officielle, de l’insuffisance, de la corruption ou de la frivolité chez ceux qui devraient être des chefs. Les hommes manquent, c’est le cri universel. Ce que dit Bernis, Frédéric II le remarque de son côté avec une hautaine ironie en parlant de la France, et Louis XV, dans le secret de ses correspondances, le répète d’un ton morose, presque dans les mêmes termes : « Ce siècle-ci n’est pas fécond en grands hommes, et il serait bien malheureux pour nous si cette stérilité n’était que pour la France. » Et Mme de Pompadour elle-même, sans s’apercevoir qu’elle n’est peut-être pas étrangère par son influence à cette diminution de grandeur morale, Mme de Pompadour gémit sur ce qu’elle appelle « la honte de la nation ; » elle écrit au comte de Clermont, à ce triste petit-fils du grand Condé envoyé pour relever les affaires en Allemagne : « Je ne puis m’empêcher d’avoir le cœur flétri de voir faire les belles actions aux autres, et les Français… n’en parlons plus[1]. » Elle voudrait de la gloire et des héros pour illustrer son règne, l’aimable fascinatrice, et elle trouve Soubise ou Clermont, Rosbach et Crefeld ! Le dernier mot de cette crise où tout manque, le mot que les courtisans ne disent pas, que Bernis presque seul a le courage de dire, c’est qu’il faut faire la paix si l’on ne veut pas courir à une ruine complète, que pour suivre une politique, il faudrait avoir ce qu’on n’a plus : des instrumens, des hommes, des généraux. Il ne propose pas du premier coup de se retirer de la grande alliance, de laisser l’Autriche à son duel avec le roi de Prusse, ou de rendre les armes devant l’Angleterre ; il conseille de profiter de quelques circonstances heureuses pour négocier, il prépare les voies, il suggère l’idée d’une médiation de l’Espagne. Il agite tous les plans dans son esprit, même une réorganisation intérieure du gouvernement avec un premier ministre, — et toujours il revient à la nécessité de la paix puisqu’on ne peut plus faire la guerre.
Oui, assurément, Bernis montre une courageuse prudence, une sagacité hardie en parlant de paix dans les extrémités de 1758 ; mais il ne voit pas qu’après avoir été élevé au pouvoir pour conduire la grande alliance au succès, il n’a plus l’autorité qu’il faudrait pour revenir à une autre politique, pour proposer une paix cruelle. Il va se heurter contre tous les sentimens et les intérêts engagés dans la guerre à outrance. Le roi est froissé dans son orgueil et se croit lié par son honneur. Pour Mme de Pompadour, qui a mis tout son enjeu dans l’alliance autrichienne, c’est une affaire
- ↑ Quelques-unes de ces lettres curieuses au comte de Clermont, retrouvées au dépôt de la guerre, ont été publiées d’abord par M. Camille Rousset dans son intéressant travail sur le comte de Gisors qui fut tué à Crefeld.