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cette question dans sa lettre sur les aveugles[1]. Les professeurs de philosophie eux-mêmes pourraient utiliser cette méthode. Au lieu d’attendre qu’ils aient exposé un sujet pour le faire traiter en devoir aux élèves, ils devraient au contraire le donner en devoir avant de le traiter eux-mêmes, afin de se rendre compte des idées naturelles que les jeunes esprits se font des choses. Par exemple à des élèves non prévenus, non préparés, sortant de rhétorique, je demanderais d’écrire sous mes yeux, sans livres et sans réflexion, une page ou une demi-page sur cette question : Quelle idée vous faites-vous de ce qu’on appelle une cause ? ou sur cette autre : Qu’appelez-vous je ou moi ? On leur dirait de ne se préoccuper en aucune façon du style ; et il ne serait pas question de places ou de rangs, car aussitôt l’esprit commencerait à raffiner, et la sincérité de l’épreuve serait altérée. Je ne dis pas qu’on irait bien loin par cette méthode, mais il me semble qu’on pourrait apprendre beaucoup sur les enfans et les jeunes gens en employant de temps en temps des procédés semblables.

Dans le tableau que nous avons sous les yeux, M. Gréard s’est borné à recueillir les réponses des filles. Pour les garçons, il donne simplement le nom des professions choisies, sans y ajouter les motifs. Quant aux études de prédilection, il se contente également de donner les résultats, sans y ajouter, si ce n’est rarement, les motifs de préférence, qui en effet devaient être assez difficiles à exprimer pour des enfans de cet âge (douze à quatorze ans en général, sauf exception) et d’une culture si modeste. La question ainsi réduite se ramène donc à ces termes : Quelles sont les professions qui sont de préférence choisies par les jeunes filles, et quels sont les motifs de leur choix ?

Résumons d’abord, d’après le rapport, soit pour les garçons, soit pour les filles, les résultats du choix. Parmi les premiers, 2 pour 100 ont déclaré n’avoir pas d’idées arrêtées, 6 pour 100 représentent le choix des professions libérales (médecins, chimistes, ingénieurs, religieux, etc.), 23 pour 100 ont l’idée du commerce, 14 pour 100 désirent être placés comme employés, 54 pour 100 sont décidés à prendre un métier. Parmi les filles, les proportions sont assez semblables : 4 pour 100 comptent se livrer aux arts, 13 pour 100

  1. Diderot nous dit en parlant de Mlle Mélanie de Salignac, aveugle de naissance, qui comprenait parfaitement la géométrie : « J’avoue que je n’ai jamais conçu nettement comment elle figurait dans sa tête sans colorer. Ce cube s’était-il formé par la mémoire des sensations du toucher ? Son cerveau était-il devenu une espèce de main ? S’était-il établi a la longue une sorte de correspondance entre deux sens divers ? Pourquoi et comment n’existe-t-il pas en moi, et ne vois-je rien dans ma tête si je ne colore pas ? Qu’est-ce que l’imagination d’un aveugle ? Ce phénomène n’est pas si facile à expliquer qu’on le croirait. » C’est à des questions de ce genre que l’on pourrait employer l’usage du procédé que nous décrivons plus haut.