Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/562

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Des agitations de la cour et des affaires politiques il avait passé tout à coup au silence d’une campagne des bords de l’Aisne, où il avait eu pour prédécesseur l’abbé de Pomponne. C’était pour lui une retraite assez solitaire, quoiqu’il eût la permission de recevoir quelques parens ou quelques amis, et assez douce pour qu’il n’eût pas trop à souffrir. Quelquefois Choiseul, qui ne tenait pas du tout à aggraver sa disgrâce, qui n’était que moqueur, Choiseul, dans les premiers temps, se plaisait à charger ceux qui allaient le visiter de ses souvenirs et de ses messages ; lorsqu’il voyait un neveu du cardinal ou son secrétaire, l’abbé Deshaizes, il leur répétait d’un ton sarcastique, en affectant de se servir des expressions de Bernis : « Dites au cardinal que nous n’avons ni argent, ni généraux, ni vaisseaux, mais que cependant nous faisons et nous ferons encore la guerre. » Et Bernis un peu piqué finissait par répondre sur le même ton qu’il savait que « sans généraux, sans vaisseaux, sans argent, on pouvait faire la guerre, mais non la bien faire. » En réalité il n’avait pas tardé à se créer, en dehors du monde et de la politique, une vie paisible et douce, dictant ses Mémoires à sa nièce, la marquise Du Puy Montbrun, ornant sa maison et ses jardins, embellissant sa résidence des bords de l’Aisne ; le ministre avait disparu, le mondain séparé du monde se consolait en restant un cardinal lettré et philosophe.

Un des épisodes les plus curieux de cette vie de l’exil, c’est assurément la correspondance qui s’engageait, qui s’animait parfois au courant de ces longues années entre Bernis et Voltaire. Rien de plus vif, de plus agréablement original que cette correspondance où Voltaire, toujours étincelant de génie et de malignité, déploie sa merveilleuse souplesse, et où Bernis ne paraît vraiment ni vaincu ni effacé par le plus éblouissant des hommes. Ils s’étaient connus au temps de la jeunesse légère de l’abbé. Ils étaient ensemble de l’Académie, et, chose bizarre, Bernis avait même précédé Voltaire à l’Académie. Ils s’étaient vus souvent dans le monde. Un attrait intime et irrésistible, l’attrait de l’esprit, les rapprochait.

Le solitaire de Ferney et des Délices, en retrouvant Bernis cardinal, ministre disgracié et devenu à son tour le « solitaire de Vic-sur-Aisne, » a de la peine à se contenir, à ne plus lui rappeler « Babet » et ses fleurs, c’est-à-dire ses poésies. Il joue avec ces souvenirs dans ses lettres à celui qu’il désigne sous le nom de « cardinal Bembo, » il lui parle de tout, de sa retraite, de son passé, de son « resplendissant visage, » de son chapeau rouge qu’il appelle lui aussi un « ombrello, » des événemens auxquels il a mis « le grelot. » Voltaire fait mieux : il a visiblement de l’estime pour Bernis ; il lui envoie avant la publication ses tragédies, ses commentaires de Corneille, ses plaidoyers sur la tolérance. Il le consulte