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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/564

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croyez ambitieux comme tous mes pareils. Si vous me connaissiez davantage, vous sauriez que je suis arrivé en place philosophe, que j’en suis sorti plus philosophe encore… je n’avais besoin pour être heureux que de cette liberté dont parle Virgile : Quæ sera tamen respexit inertem. Je la possède en partie ; avec le temps je la posséderai tout entière. Une main invisible m’a conduit des montagnes du Vivarais au faite des honneurs : laissons-la faire, elle saura me conduire à un état honorable et tranquille. Et puis, pour mes menus plaisirs, je dois, selon l’ordre de la nature, être l’électeur de trois ou quatre papes, et revoir souvent cette partie du monde qui a été le berceau de tous les arts. N’en voilà-t-il pas assez pour bercer cet enfant que vous appelez la vie ? .. Adieu, mon cher confrère, je ris comme un fou quand je songe que vous êtes destiné à vivre en Suisse et moi à habiter un village… » N’est-ce point là un de ces dialogues d’esprits délicats qui sont la partie charmante du XVIIIe siècle, une conversation où passe un souffle de philosophie gracieuse et où le cardinal n’est pas vaincu par le solitaire des Délices ?

Celui qui parlait ainsi ne pouvait rester indéfiniment oublié dans la retraite qu’il se plaisait à orner, qu’il animait par instans de ces correspondances ingénieuses, mais où il était toujours un exilé. La guerre lui avait valu sa disgrâce de ministre ; la paix, la cruelle paix de 1763, en supprimant la cause de son exil, lui rouvrait bientôt le chemin de Versailles et de la cour, sans lui rendre un rôle politique. Choiseul, malgré ses fautes, palliées tout au plus par sa dextérité hardie, était alors au sommet de la fortune : il régnait sur le roi et sur la favorite. Mme de Pompadour vivait encore, — elle allait s’éteindre avant peu. Plus d’une fois pendant ces années d’épreuves, elle avait regretté de s’être montrée dure pour celui qu’elle appelait « un aimable ami, » et qui pour toute vengeance avait tracé dans sa solitude ce portrait de la reine des frivolités : « La marquise n’avait aucun des grands vices des femmes ambitieuses ; mais elle avait toutes les petites misères et la légèreté des femmes enivrées de leur propre figure et de la prétendue supériorité de leur esprit. Elle faisait le mal sans être méchante et du bien par engouement. Son amitié était jalouse comme l’amour, légère, inconstante comme lui et jamais assurée… » Il voulait bien être exilé, il voulait bien se défendre de l’amertume des courtisans qui ont perdu la faveur ; dans le secret de son esprit, il ne voulait pas être dupe de la femme brillante et inconstante : il la jugeait !

Lorsqu’aux premiers jours de 1764, quelques mois à peine avant la mort de Mme de Pompadour, Bernis revenait à Versailles, au milieu de ce monde qu’il n’avait pas vu depuis plus de cinq ans, il écrivait à Voltaire avec une joie tempérée par une certaine philosophie : « Le roi m’a donné pour mes étrennes, mon cher confrère, le premier