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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/729

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Qu’a voulu M. de Laprade lorsqu’il a dessiné d’abord, avec une piété si douloureuse, la souffrante figure de l’amante d’Éros, et ensuite quand il a déployé son triomphe en des cantiques de joie ? On ne le savait guère en 1841, et de là les objections si justes de la critique ; peut-être même l’auteur, en son poétique instinct, ne se rendait-il pas un compte exact de l’inspiration qui l’avait guidé. Nous le savons aujourd’hui, car il suffit d’embrasser l’ensemble de ses œuvres pour que certaines choses, un peu confuses à l’origine, apparaissent maintenant en pleine lumière. C’était le moment où de nobles esprits, éloignés du christianisme par les apologies superficielles, aspiraient à la sérénité du monde antique. Instinctivement, et sans donner à leurs sentimens une expression précise, ils croyaient pouvoir se passer de ce que les chrétiens appellent la bonne nouvelle.

L’héroïque poésie d’Eschyle, l’humanité profonde de Sophocle, l’idéalisme souriant et sublime de Platon, les conceptions grandioses de la métaphysique d’Aristote, la souveraine beauté des statues de Phidias, tout ce prodigieux concert du beau, du vrai, du grand, n’éveillait-il pas l’idée d’une religion sans pareille ? n’était-ce pas le vrai culte de l’élite du genre humain, le culte des penseurs et des poètes ? On n’avait pas à y craindre l’odieuse rencontre du pharisien, l’approche malsaine du fanatique. Tout y était clair et pur, car on se souciait peu des vieilles théogonies, on ne pensait qu’à l’homme, à la fleur de l’esprit de l’homme, et à tout ce que cette tradition épurée contenait de germes divins et de vérités éternelles.

Précisément dans la même ville où avait grandi le jeune poète, un penseur profond et charmant, Ballanche, avait emprunté à Part grec une de ses plus nobles figures pour lui confier l’expression de sa doctrine. Dans cette Antigone, où le doux rêveur mélangeait si naïvement un paganisme épuré avec un christianisme rajeuni, les esprits dont je parle s’attachaient surtout à la sagesse antique et à l’antique beauté. Un maître éloquent, généreux, encore tout plein des inspirations de Victor Cousin, de ce Victor Cousin qui l’avait transporté d’enthousiasme aux heures confiantes de la jeunesse, Edgar Quinet, nommé professeur de littérature étrangère à la faculté des lettres de Lyon, venait de prendre possession de sa chaire avec un éclat inaccoutumé. Ballanche, dans l’ombre discrète d’un passé tout voisin, Edgar Quinet, dans l’ardente lumière d’un enseignement tout nouveau, voilà les deux influences que M. Victor de Laprade rencontrait au seuil de sa carrière poétique. Il n’y avait rien là qui pût contrarier cette religion de la Grèce idéale dont ce jeune initié d’Eleusis portait en lui l’instinct. Si Ballanche avait