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étranger. Non, l’intérêt général ne réside point dans ce renchérissement artificiel qui frappe la totalité des citoyens : il exige au contraire que la communauté possède les plus grandes facilités d’approvisionnemens, qu’elle ait accès aux divers marchés, qu’elle soit mise en état de tirer parti des avantages naturels et des progrès industriels qui se révèlent en France et dans le monde entier. Les lois qui empêchent les échanges, les combinaisons qui font la cherté sont condamnées par l’intérêt général aussi bien que par les-principes supérieurs de justice et d’égalité devant l’impôt.

Les protectionnistes invoquent sans cesse l’intérêt des ouvriers. A les entendre, la réduction des tarifs entraînerait la liquidation de nombreuses usines et causerait la ruine du salaire. Ne vaut-il pas mieux, disent les avocats de la filature et du tissage, maintenir des taxes qui ne représentent le plus souvent qu’une proportion infiniment petite, quelques centimes, dans le prix de vente du produit fabriqué, et obtenir par ce moyen la double sécurité du capital et du travail ? Le même raisonnement était employé lorsque l’on proposait, en 1872, de rétablir les droits sur le coton brut et sur d’autres matières premières ; on alléguait, pour excuser cette proposition purement fiscale, que la taxe serait sans influence appréciable sur le coût des vêtemens. Quelques centimes en effet, ce n’est guère ; mais les centimes ajoutés aux centimes peuvent former un gros total, et c’est précisément ce qui arrive par l’effet des tarifs. S’il est vrai que l’ouvrier tisseur profite, comme son patron, de la taxe appliquée aux tissus, il paie de son côté une part de la prime qui est allouée sous la même forme à toutes les industries dont sa famille consomme les produits. Les quelques centimes qu’il reçoit en plus pour son salaire journalier sont largement dépassés par l’accumulation de ceux qu’il paie indirectement, mais très réellement, pour les salaires des autres. En définitive, tous les ouvriers sont plus ou moins lésés par ce prétendu régime de protection nationale, ils sont lésés comme consommateurs, au même titre et peut-être dans une plus grande proportion que les autres catégories de citoyens.

Ce point établi, est-il nécessaire de discuter l’hypothèse désespérée par laquelle on nous représente les ateliers fermés et les ouvriers sans travail ? Nous avons entendu cette même menace en 1860 et nous savons ce qu’il faut en craindre ; mais, à supposer que l’expérience ne nous ait pas éclairés en nous donnant confiance, est-ce qu’il est possible d’imaginer qu’une nation telle que la nôtre, avec son sol, avec ses aptitudes si variées, avec ses ressources de tout genre, va désarmer, abdiquer le travail, rester inerte devant la concurrence des autres nations et qu’il n’y aura plus chez elle