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que fort souvent il est propriétaire et rentier à la fois, en sorte que les détracteurs de notre régime social sont mal fondés à estimer tout son revenu au mince produit d’une étroite parcelle de terre.

Dans le domaine de la richesse mobilière, le régime de la liberté a eu les mêmes effets que dans celui de la propriété territoriale. La fortune publique, sous ses deux formes, s’est trouvée répartie entre un nombre de mains de plus en plus considérable ; la richesse territoriale ou mobilière s’est de plus en plus démocratisée ; mais des deux, c’est celle oubliée par le prince Vasiltchikof, c’est la propriété extra-territoriale dont la diffusion doit être la plus rapide et la plus générale. A ce point de vue en effet, la richesse mobilière a sur la propriété foncière un double avantage : le premier, c’est qu’elle est élastique, qu’elle peut s’agrandir et s’étendre indéfiniment, et qu’un plus grand nombre de familles y peut avoir part sans que pour cela la part de chacun en soit rapetissée ; — le second, c’est que par cela même le morcellement de la propriété mobilière n’a aucun des inconvéniens du morcellement du sol ; l’extrême fractionnement n’en saurait diminuer la productivité. Aussi dans des pays à population dense, chez des états trop peuplés pour qu’aucune loi agraire, aucun partage du sol y puisse donner à chaque habitant assez de terre pour qu’il vive dessus, la richesse mobilière est naturellement la seule accessible à toutes les classes de la nation, la seule ouverte à toutes les ambitions.

A tous les faits prouvant chez nous la diffusion de la propriété, on oppose une objection tirée de notre histoire. Si la France compte tant de millions de propriétaires et tant de millions de rentiers, si la richesse sous ses deux aspects y est déjà aux mains du plus grand nombre, comment expliquer que depuis prés d’un siècle la France ait été troublée par tant de révolutions ? Comment se fait-il que des insurrections de Paris et de Lyon, sous la monarchie de juillet, jusqu’aux journées de juin 1848 et à la commune de 1871, la France ait été seule en Europe à passer périodiquement par de vraies guerres sociales, pour ne pas dire des guerres serviles ? Dans le système du prince Vasiltchikof, rien de plus facile à comprendre ; l’écrivain russe a même à ce sujet une théorie aussi ingénieuse que logique.

A l’en croire, toutes les commotions, tous les bouleversemens périodiques de la France sont la conséquence indirecte de notre situation agraire. La plus grande partie de notre population rurale se trouvant reléguée à l’extrême limite de la propriété, sur les confins du prolétariat, les jeunes gens les plus entreprenais de chaque village quittent chaque année le maigre champ de leurs pères, vendent leur part d’un insignifiant héritage, et, renonçant à cette