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mens inconsciens et parfois les plus efficaces des grandes évolutions de l’humanité ; ce lui est un admirable spectacle de voir ces comparses du drame guidés, comme par une main visible, vers un dénoûment qu’ils précipitent et qu’ils ignorent. L’ombre que nous voulons évoquer a joué à son heure un rôle important dans la préparation des grandes crises auxquelles assiste notre siècle ; à ce titre elle méritait d’être tirée de l’oubli et de nous entraîner à sa suite sur le vaste théâtre de ses tribulations et de ses aventures.

I.

L’histoire que nous allons raconter est vieille de trois cents ans : c’est un grand pas en arrière, semble-t-il ; pourtant nous le ferons insensiblement en nous transportant sur la scène où s’est déroulée la première partie de cette histoire et parmi les héritiers de ceux qui y ont figuré. Ni l’une ni les autres n’ont guère changé depuis lors : aussi s’agit-il moins, pour notre imagination, de voyager dans le temps que dans l’espace ; transportons-nous à donc Constantinople, au vieux quartier du Phanar, et la distance est franchie. Le caïque qui nous amène du pont de Galata a remonté durant une heure le golfe étroit et profond de la Corne-d’Or, en suivant la colline allongée qui porte la ville turque de Stamboul. Si nous débarquons à une petite échelle, un peu avant l’enceinte de remparts qui couvre cette ville du côté de la terre, nous nous trouvons devant une porte de pierre trapue et sombre, aujourd’hui veuve de ses vantaux ; elle dorme accès dans un quartier de mine inquiète et misérable, timidement blotti au fond du port, sur le versant de la colline, contre le rempart. Les premières maisons, en pierre et de style génois, ont l’air de sentinelles avancées, avec leurs façades aveugles, percées seulement de barbacanes et de lucarnes grillées ; au de la s’entassent pêle-mêle des boutiques en planches, des appentis branlans, des maisons et des églises de bois. En passant la porte qui garde ce quartier, on croit entrer au Ghetto ; c’est le Phanar, l’asile où se sont réfugiés les petits-fils des maîtres de l’Orient, où la vie grecque a reflué loin des sites superbes qu’égaie le Bosphore et que détient le conquérant. C’est dans ce triste faubourg qu’habite au milieu de ses ouailles le patriarche œcuménique, vicaire de la chrétienté orientale ; c’est ici qu’il prie, bien loin de la magnifique Sainte-Sophie, dans une modeste église aux murs de bois, au plafond de solives, bâtie sur l’emplacement d’un ancien monastère.

Si nous avons choisi, pour visiter le pauvre temple, une des grandes solennités grecques, nous y trouverons encore tout