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et qui s’était rendu à Treycò en promenade depuis que Catriel l’habitait. Il est vrai que rien ne prouvait que ce prétendu transfuge fût de son plein gré parmi nous, et qu’on pût avoir en lui la moindre confiance. Il ne s’était donné cette qualité qu’après être tombé au pouvoir d’une patrouille en avant de la ligne de frontière. Nous l’emmenions à tout hasard, mais étroitement gardé.

On vient de toucher là du doigt une des difficultés les plus sérieuses de la guerre offensive, celle sur laquelle l’ennemi avait le plus compté pour paralyser l’agression, l’absence de guides sûrs. Notre sergent, en mettant tout au mieux, en le supposant aussi décidément hostile aux Indiens qu’il avait été décidément leur ami, n’avait pour se diriger que des observations déjà lointaines. Or Treycò était au moins à quarante lieues de Puan, et il fallait qu’il en déterminât la direction au jugé. L’itinéraire adopté pour s’y rendre, s’il allongeait le chemin, nous forçait à aller reconnaître des points déterminés et permettait de redresser assez vite les erreurs commises ; mais il obligeait aussi, problème compliqué, à changer sans cesse de ligne au milieu de savanes indéfinies, à travers une monotone succession d’horizons plats et uniformes. Certes l’Indien et le gaucho ont une boussole dans la tête. C’est un instinct spécial tout à fait analogue à celui qui trace au pigeon voyageur sa route à travers les airs ; c’est une faveur réservée à la vie sauvage. La civilisation oblitère cette faculté. La pratique quotidienne avait depuis longtemps émoussé chez nous les sentimens de surprise et d’admiration que provoque d’abord ce don curieux, dont nous profitions sans commentaires. Pourtant nous avions beau savoir par expérience de quoi notre vaqueano était capable, il était permis de concevoir quelques doutes sur la précision de ses souvenirs, quand il s’agissait d’une route aussi longue, où la moindre déviation devait nous rejeter fort loin de notre but, et quand ces souvenirs remontaient à plus de dix ans.

Le premier jour, tout alla bien. Nous en passâmes les heures les plus chaudes blottis dans un bas-fond discret et marécageux où les chevaux, notre préoccupation principale, purent apaiser leur soif et leur faim. Nous étions bien montés ; nous avions près de trois bêtes par homme, et elles étaient en bon état, bien que l’avancement des cultures ne permît point encore de rationner les animaux de fourrages secs. Un ensemble de circonstances heureuses avait aidé au succès des dispositions adoptées par les chefs de frontière pour donner aux chevaux cette bonne mine et cette vigueur réjouissantes. La saison était éminemment favorable. Nous étions dans la seconde moitié du printemps. C’est une période de joie et d’abondance pour les animaux des prairies sud-américaines. Les herbes,