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procurer d’autres. Cela faisait la partie belle. Il aurait fallu qu’ils eussent vent de notre marche plusieurs jours d’avance pour nous échapper.

A quatre heures de l’après-midi, on se remit en route. On comptait que Guatraché, où l’on devait passer la nuit et une partie de la journée du lendemain, était à une cinquantaine de kilomètres, et l’on espérait, au petit trot sec qui était notre allure, y arriver sur les neuf heures du soir. Guatraché est une vallée profonde couverte d’une grande forêt de caroubiers et traversée par un ruisseau d’eau saumâtre. Catriel y avait séjourné peu de temps auparavant. On avait expédié de Puan une colonne légère pour l’en déloger. Il était encore mieux monté que les troupes à ce moment-là. Il avait pu détaler sans perdre beaucoup de monde. C’était un point que la division connaissait, et lorsque notre guide, après un crochet à l’ouest pour venir reconnaître un lac qui lui servait de point de repère et qui s’appelait Yallu-Yaucal, mit carrément la tête de son cheval au sud-ouest, un murmure de satisfaction circula dans les rangs. Chacun était fixé désormais. On savait où on allait, et on souperait probablement de bonne heure. A minuit, nous marchions encore. Les éclaireurs détachés dans diverses directions ne trouvaient pas la forêt et avaient quelque peine à nous retrouver nous-mêmes. Les ténèbres étaient opaques, et bien évidemment le vaqueano avait dévié. A droite ou à gauche ? Il n’en savait rien. Il avait conscience, sans pouvoir expliquer pourquoi, que Guatraché était tout près ; mais il lui était impossible de s’y diriger dans l’obscurité. On mit pied à terre, et chacun dormit à côté de son cheval, la bride nouée au poignet. Heureusement dans cette saison les nuits sont courtes. Un peu avant trois heures, le guide partit seul pour explorer les environs. Il revint presque aussitôt ; Guatraché était retrouvé.

Dans la pampa, où l’on n’est pas gâté en fait de paysages, tout ce qui sort de l’implacable uniformité de la savane plate et verte paraît aisément délicieux. Nous cheminâmes près de trois lieues sous bois, trouvant charmant ce coin du monde. Ce n’est pourtant pas un arbre bien engageant que le caroubier, avec son tronc noueux, ses branches disloquées, son feuillage grêle, ses longues épines et son air bourru, mais après tout c’est un arbre. C’est même un arbre que l’on prend en affection quand on a fait avec lui plus ample connaissance. Son bois fort dur et absolument incorruptible est un combustible remarquable et qui sur la grille d’une machine à vapeur vaut presque la houille. Les longues gousses qui pendent de ses branches renferment, outre les grains comestibles, une espèce de miel d’un goût exquis sécrété par la plante même. Pilées et soumises à