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cérémonies, ces vêtemens et ces traits d’un autre temps ; involontairement, l’imagination perd le sens du présent, remonte les âges et, comme nous le disions tout à l’heure, elle se retrouve sans effort en pleine histoire ; demandons à la nôtre de s’arrêter en l’an 1572, au moment où, dans ce même lieu et avec les mêmes rites, fut intronisé le patriarche Jérémie. Mais avant de présenter notre héros aux lecteurs, il importe de leur faire connaître sommairement le triste milieu dans lequel il est appelé à se mouvoir. C’était alors une dangereuse aventure que de s’asseoir sur le trône de Chrysostome. Un instant, en plein effondrement de Byzance, la chrétienté orientale s’était reprise à un court espoir, quand elle reçut de Mahomet II, sur les ruines encore sanglantes du palais des Blachernes, le célèbre firman qui maintenait les privilèges de l’église œcuménique, le droit d’assembler le synode et de pourvoir à la vacance du siège patriarcal. Ce firman dura ce que dure une bonne intention et passa bientôt à l’état de lettre morte. La liste des patriarches, depuis la conquête jusqu’aux temps qui vont nous occuper, n’est qu’un long martyrologe, et, il faut bien le dire, un martyrologe sans grandeur. Ce n’est plus celui des catacombes et des arènes. Le drame oriental se joue à la Shakspeare, avec des intermèdes de basse comédie, entre une criée à l’encan et un gibet. Par une tradition indélébile du cirque byzantin, d’âpres factions se disputent l’église et les vains honneurs du Phanar. Les parties en litige viennent sans cesse, les mains pleines de sequins, stimuler la cupidité du Turc, qui les oublierait peut-être, laissé à son indolence naturelle ; brigues, délations, achats de sentences et surenchères, tous les moyens leur sont bons pour provoquer les caprices des pachas. A peine installé sur le trône, le patriarche voit son compétiteur assiéger les portes du divan : tantôt c’est un évêque qui arrive d’un lointain diocèse d’Asie, l’escarcelle pleine ; tantôt un moine ambitieux qui s’échappe de l’Athos, où l’on s’est cotisé pour lui assurer une victoire dont toute la communauté profitera. L’élu de la veille a la bourse dégarnie par le fait même de son élection ; il ne lui reste plus qu’à céder la place à ses compétiteurs, mieux en fonds ; s’il résiste, on lui fera entendre raison, suivant l’humeur du sultan et du vizir, par l’exil ou par le pal. Quand on parcourt, dans les chroniques ecclésiastiques, cette misérable et dramatique histoire, on croit voir s’agiter des ombres vaines, se pourchassant les unes les autres au milieu de tragédies bizarres ; ainsi, dans un des cercles de l’Alighieri, des fantômes de prélats prévaricateurs et de papes anathèmes tournent confusément dans d’étranges supplices : « Au fond de l’abîme, baigné de pleurs d’angoisse, je vis une foule qui venait par le val circulaire,