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toujours personnelle et souvent très colorée. Une longue habitude de ces contrées mystérieuses, où M. de Rochechouart est resté dix ans chef de mission, lui a permis d’acquérir la connaissance approfondie des mœurs locales, et de démêler les raisons secrètes qui préparent de longue main les événemens auxquels le public mal initié attribue une soudaineté purement apparente. Les rideaux officiels discrètement entr’ouverts nous laissent apercevoir les mille intrigues dont l’Europe ne connaît guère que le dénoûment ou le contre-coup.

Rien de plus frappant que le contraste résultant de la vie parallèle de l’indigène et du conquérant aux Indes anglaises. L’Indien d’aujourd’hui est resté l’Indien des anciens âges. Il a conservé toutes les idées, toutes les coutumes, toutes les croyances traditionnelles du passé. La ligne de démarcation entre les castes n’est pas moins tranchée qu’autrefois, et l’isolement du paria persiste aussi profond. Même le christianisme, dont l’honneur est d’avoir transformé la société barbare d’Occident, semble reconnaître ici son impuissance en se pliant à des préjugés trop vivaces pour qu’il ait jugé prudent de les heurter de front. Dans les églises, il y a deux nefs distinctes séparées par un mur, et deux prêtres donnent la communion. « N’est-il pas singulier de prêcher l’égalité devant Dieu et de ne pas la pratiquer dans sa propre maison ? » Mais le culte chrétien n’est toléré qu’à ce prix. — Jusqu’ici la mode seule a fait quelques rares conquêtes, et dans les hautes classes exclusivement. A Calcutta, à Delhi, à Agra, les calèches à la daumont, conduites par des Indiens en bottes à revers, se croisent avec des rajahs vêtus à l’européenne. Ce sont là de minces victoires. Peut-on compter au nombre des adeptes convaincus de la civilisation et du progrès modernes ces princes indigènes se condamnant au supplice des bottines vernies malgré les bagues qu’ils portent aux doigts de pied, ou cet autre raffiné se teignant la barbe en rouge quand il met sa parure de rubis et en vert quand c’est le tour des émeraudes ?

A Bénarès, la cité sainte, la Jérusalem des religions hindoues, plus de ces mélanges impurs ni de ces compromis sacrilèges. Là, l’Indien des siècles passés se retrouve dans toute son originalité native ; là toutes les divinités brahmaniques et bouddhiques ont leurs autels, tandis que les animaux sacrés, « véritables blasés de cet olympe oriental, promènent leur ennui d’une mangeoire à l’autre. » Bénarès est un lieu de pèlerinage vénéré dans l’Inde entière, et chaque année des milliers de fidèles y accourent pour faire leur salut. « Les temples et les palais qui bordent le Gange sont construits sur des terrasses élevées dont les gradins de marbre et d’albâtre descendent jusque dans l’eau. Aussitôt que le soleil se lève, une foule immense les encombre ; chacun veut arriver jusqu’au fleuve,