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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/198

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remarque simplement un habitant de la localité, familiarisé avec ces procédés sommaires d’un pays sans gendarmes. En revanche, au point extrême de ses excursions septentrionales, l’auteur rencontre quelques beaux types de ces héroïques missionnaires catholiques dont le dévoûment ne recule devant aucune fatigue, ni aucun péril. L’un d’eux, nouveau Littré polaire, s’efforce de recommencer un dictionnaire esquimau qu’il a perdu dans un naufrage après des années de courses, de recherches et de labeurs. Embarqué sur un navire, il avait laissé son cher manuscrit dans un autre qui périt corps et biens. Le bon père Lacasse, inconsolable dans son cœur de missionnaire et de savant, semble regretter par momens de n’avoir pas changé de bateau avec son précieux travail et coulé bas à sa place.

Outre les mille incidens du voyage et de la chasse, le plaisir se double ici de la jouissance des plus beaux spectacles de la nature. « La magnificence d’aspect de ces contrées est surprenante. Dans ces vastes forêts montueuses, absolument solitaires, on n’entend que le gémissement du vent dans les sapins, ou parfois le craquement sonore d’un tronc d’arbre qui éclate sous l’effort de la gelée. Les branches surchargées de givre y brillent au soleil et scintillent de mille feux comme des girandoles immenses ; c’est la danse des diamans dans une féerie boréale sous un ciel bleu turquoise d’une pureté inouïe. » On se croit bien dépaysé dans ces lointains parages ; soudain une circonstance imprévue vous avertit que c’est toujours la même comédie humaine qui se joue partout. M. de Turenne voit amener prisonnier au fort de Winnipeg, dans l’extrême nord, un sauvage de la tribu des Pieds-Noirs, lequel, malgré ses soixante-cinq ans, a témérairement épousé une toute jeune fille. Même aux déserts de neige et sous les glaces du pôle, il faut des époux assortis. L’Indien s’en est aperçu trop tard, il a constaté son malheur de ses yeux et tué net la délinquante. Maintenant il reste absolument ahuri, et ne peut comprendre de quel droit on l’arrête et on veut lui chercher noise pour un acte aussi légitime et aussi correct à ses yeux. Sera-ce donc toujours l’éternelle et classique histoire de tous les pays ? Faut-il faire des milliers de lieues pour entendre un sauvage Pieds-Noirs répondre aux questions de ses juges par le « tue-la » d’Alexandre Dumas fils, que d’ailleurs il ne citait pas textuellement ?


NOAILLES, DUC D’AYEN.