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vingt-neuf volumes tout pareils, précieuse promesse dont nous sommes heureux de prendre acte[1]. L’académie de Berlin a entrepris d’élever à son glorieux fondateur un monument impérissable, en tirant de l’ombre des archives et en mettant au jour pour la première fois toute sa correspondance politique, ses lettres aux souverains et aux principaux hommes d’état de l’Europe, ses ordres de cabinet, les instructions secrètes qu’il adressait à ses agens diplomatiques et à ses commis ou à ses ministres, ce qui était tout un, ses réponses à leurs consultations et jusqu’aux notes qu’il inscrivait dans la marge de leurs rapports. La plus grande partie de cette correspondance est écrite en français ; c’était la langue naturelle et favorite du grand Frédéric. Comme on sait, il méprisait l’allemand, et le sien laisse beaucoup à désirer ; c’est une sorte de jargon macaronique dont les licences doivent révolter la délicatesse et le patriotisme de tous les puristes d’outre-Rhin. On y rencontre presque à chaque ligne des mots français fort expressifs, affublés d’une terminaison germanique qui les rend plus expressifs encore, tels que inquietiren, embarrassiren, soupçoniren, menagiren, cajoliren, contrecarriren, dissimuliren, Casaque toumiren, attrapiren, amusiren et abimiren. Frédéric recommandait à son ministre d’état, Henri de Podewils, d’agir sonder Bruit et de faire den geringsten Eclat ; il l’exhortait à s’exprimer, le cas échéant, in sehr polien, modesten Terminis, et à n’accepter que d’acceptable Propositiones ; il se plaignait à lui que les Bavarois manœuvraient mit der grössesten Lenteur und Confusion.

Ce n’est pas à la correspondance du grand Frédéric qu’il faut renvoyer les jeunes gens désireux de châtier leur style ou de se perfectionner dans la langue de Lessing et de Goethe ; mais il faut la recommander comme un document unique, comme un véritable trésor à quiconque a le goût de s’occuper des affaires humaines et d’en débrouiller le mystère. Si l’académie de Berlin mène à bonne fin sa vaste et courageuse entreprise, elle aura rendu à l’histoire et aux historiens un inappréciable service. Jamais on n’aura répandu une plus vive lumière sur les dessous les plus obscurs d’un grand règne ; jamais nous n’aurons été mis plus à même de découvrir par nos propres yeux tout ce qui se passe à chaque heure du jour et de la nuit dans la tête d’un grand homme qui a toutes les ambitions, toutes les convoitises et fort peu de scrupules. Le premier volume qui vient de paraître n’embrasse que les dix-neuf mois qui s’écoulèrent depuis la mort du roi-caporal, Frédéric-Guillaume Ier, jusqu’au 31 décembre 1741 ; mais, dans ce volume Frédéric Il est déjà tout entier. A vingt-huit ans, il n’avait plus rien à apprendre ; il était en possession de tout son génie, de toutes ses ressources, de tous ses moyens. Il savait son métier avant de l’avoir pratiqué ; il

  1. Politische Correspondenz Friedrich’s des Grossen, Erster Band. Berlin, 1879.