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Lithuanie. Là encore elle semble n’avoir pas trouvé un terrain favorable, bien qu’une partie de la noblesse du grand-duché fut orthodoxe ; le pouvoir était aux mains des Polonais, et, tout en se louant de l’accueil flatteur du grand chancelier, Constantin Ostrojski, Arsène rapporte que ses compagnons et lui se dirigèrent rapidement vers la frontière de Moscovie. Pour tromper l’ennui des longues étapes sur les mauvaises routes du nord, Jérémie racontait à son historiographe les aventures de son orageuse carrière ; « il me tenait des discours pleins de tristesse, et les larmes me montaient aux yeux, tandis qu’il énumérait les tribulations par lesquelles il avait passé chez les Turcs. » Ainsi devisant, les prélats grecs entrèrent enfin dans Smolensk, aux portes de ce monde russe nouveau pour eux comme pour toute la chrétienté au XVIe siècle, muré, curieux et terrible. Notre vénérable voyageur comptait bien emporter une fortune de cette terre inconnue ; il ne pensait pas y laisser tout ce qui lui restait encore, le prestige d’une idée. — Devançons-le à Moscou pour nous rendre compte de l’accueil qui l’attend à la cour du tsar Féodor Ivanovitch.

III.

Le XVIe siècle avait été pour la Russie ce que le XVe fut pour notre patrie : un siècle dur et fécond, voué aux luttes sans trêve pour la constitution de l’unité nationale et la concentration du pouvoir. Suivant la juste remarque du vaillant initiateur des études russes dans notre pays[1], le grand ouvrier de l’unité française, Louis XI, semble avoir légué son génie sombre aux deux derniers Ivans. Si les parallèles historiques étaient encore de mode, les imitateurs de Plutarque auraient beau jeu à retrouver au Kremlin le calculateur patient et astucieux de Plessis-lez-Tours, peu scrupuleux sur les moyens, médiocrement ami de la bataille, préférant les sourds coups de hache aux bruyans coups d’épée, la petite proie de chaque jour aux grandes tournées conquérantes, les marchands, aux seigneurs, les médailles à Dieu. A Moscou comme à Paris, ces artisans d’une besogne ingrate ont soudé les membres épars d’un grand empire, sans choisir leurs outils et sans craindre de souiller leurs mains ; leur mémoire a subi les mêmes vicissitudes, redoutée et maudite par les survivans d’un âge de fer, honnie par les historiens sensibles, relevée et glorifiée par des neveux qui se sentaient redevables à leur génie du bienfait d’une existence nationale.

Le premier des deux grands souverains russes de cette époque,

  1. A. Rambaud, Histoire de Russie.