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n’étaient pas uniquement des jeux d’esprit ou des caprices d’imagination ; mais comme elles étaient peu connues, qu’elles n’avaient pas encore inspiré de grands poètes et reçu dans des chefs-d’œuvre une forme définitive, on pouvait prendre beaucoup de libertés avec elles et les présenter comme on voulait. L’avantage était précieux, et les écrivains de ce temps ne se firent pas faute d’en user.

D’abord ils choisirent de préférence, dans la foule de ces légendes, et ils prirent surtout plaisir à développer celles qui contenaient des histoires d’amour. C’était une très grande nouveauté. Tous les critiques ont remarqué que l’amour tient très peu de place dans les œuvres des premiers poètes de la Grèce. Il n’est jamais dépeint dans Homère ; Eschyle paraît l’éviter avec soin, et Aristophane lui fait dire fièrement, dans sa comédie des Grenouilles : « Personne n’a jamais vu dans mes pièces une femme amoureuse. » On se souvient avec quelle discrétion et de quelle touche légère Sophocle indique l’amour d’Hémon pour Antigone : il semble qu’il aurait honte d’appuyer ou qu’il craindrait d’indisposer le public s’il en disait davantage.

Faut-il donc croire que ce sentiment était alors absent de la vie ordinaire, et que les poètes ne s’abstiennent de le peindre que parce qu’ils ne le connaissent pas ? M. Rohde est loin de le penser, et à l’appui de son opinion il cite les vers qui nous restent des poètes lyriques de ce temps. On n’a jamais chanté les plaisirs et surtout les peines de l’amour avec autant d’ardeur qu’Anacréon ou qu’Alcée, et il y a dans la belle ode que nous avons conservée de Sapho un accent de passion qui a touché Catulle et enflammé jusqu’à Boileau lui-même :

Heureux qui près de toi pour toi seule soupire !


On ne peut donc pas prétendre que les contemporains de Sapho et d’Alcée ne connaissaient pas l’amour ; il serait plus vrai de dire qu’ils le connaissaient trop. Ce sentiment est de ceux qui n’ont toute leur énergie que dans les époques primitives, où l’on cède, sans se contenir, à tous les instincts de la nature. Il se manifeste alors avec une violence incroyable. Au contraire, dans des sociétés plus civilisées, il se raffine et s’amollit. Les conventions sociales l’enchaînent et l’affaiblissent. Il devient un caprice, un passe-temps, une occupation de désœuvré ou une fatuité d’homme du monde. A l’époque d’Eschyle et de Sophocle, on le regardait plutôt comme une de ces maladies (νόσος, νόσημα) que les dieux envoient et auxquelles la raison humaine succombe. Ce mal terrible et vulgaire qui s’empare de l’homme sans qu’il puisse y résister, qui l’enivre comme un vin capiteux,