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vraiment que les peuples primitifs, dès qu’ils se rencontrent, sont plus occupés d’échanger leurs contes nationaux que leurs marchandises. Mais quelle qu’en soit la provenance, qu’elles viennent de la Grèce ou d’ailleurs, M. Rohde fait remarquer qu’elles ont ce caractère commun d’être surtout des aventures d’amour.

Il est donc naturel que la poésie alexandrine, qui reproduisit ces légendes, ait fait à l’amour une si grande place. Cette place, dont il s’empare alors pour la première fois dans la littérature, on peut dire qu’il ne l’a plus perdue. Il en est devenu l’âme, et depuis tant de siècles, malgré tant de révolutions du goût, le public a conservé l’habitude de ne prendre un intérêt passionné qu’aux ouvrages qu’il inspire. Dès le premier jour, les genres qui l’avaient le plus dédaigné ne vivent que de lui. « Il n’y a rien de plus grave que la tragédie, dit Ovide ; eh bien ! la tragédie ne chante plus que des histoires d’amour. » Et quelles histoires ! Après en avoir choisi d’honnêtes et de naturelles, elle se jette dans l’extraordinaire et l’horrible ; elle montre Myrrha éprise de son frère et Clymène amoureux de sa fille : c’est ce qu’on appelle désormais « des amours tragiques ! » Les héros de la vieille épopée ne sont admis dans les poèmes nouveaux qu’à la condition de se mettre à la mode du jour. Ce qu’on raconte le plus volontiers d’Achille, c’est son séjour à Scyros et sa liaison avec Déidamie[1]. L’affection sérieuse et toute conjugale d’Ulysse pour Pénélope prend, dans les nouveaux récits, des airs de galanterie romanesque. Nous approchons du temps où l’on supposera que l’épouse délaissée charme ses loisirs en écrivant à son mari, dont elle ignore la demeure, des épîtres sentimentales et passionnées qu’il ne doit jamais recevoir.

Mais c’est surtout dans l’élégie, le genre préféré des poètes alexandrins, que l’amour coule à flots. C’est là que les légendes populaires dont il a été question plus haut trouvaient leur place naturelle. Le poète élégiaque ne se contente pas de décrire ses propres sentimens, et il rappelle volontiers à ce propos les histoires amoureuses que sa mémoire lui suggère. Tout lui sert de prétexte à les raconter. Heureux, il se compare aux personnages connus qui ont été chéris de leur maîtresse ; malheureux, il se soulage par le souvenir des infortunes des autres. C’est ce qu’on trouve à tout moment chez Properce, et en cela le poète romain imitait fidèlement ses modèles. Nous avons encore une élégie d’Hermésianax, un des premiers poètes de l’école alexandrine, dans laquelle il se justifie d’être

  1. On a beaucoup reproché à Racine d’avoir fait Achille amoureux d’Iphigénie. Racine n’était pas le premier coupable, et ses devanciers de l’école alexandrine avaient commis la même faute, on en a la preuve dans un fragment qui reste de Duris de Samos.