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jamais éprouvé, et se croyaient à l’abri de ses atteintes. Ils se plaisaient à en médire et à le braver. Ils sont pourtant domptés sans peine ; leur arrogance tombe subitement, un coup d’œil suffit pour les vaincre : c’est la règle, ut vidi)ut perii ! Les poètes ont une façon d’expliquer cette défaite subite ; c’est Eros, le dieu cruel, qui d’une flèche a percé le cœur des amans. Les romanciers s’expriment bien de la même manière, mais comme ils sont d’un temps où les dieux de la fable ont moins de crédit, on sent qu’Éros et ses flèches ne sont plus chez eux qu’une métaphore. Il va sans dire que les deux jeunes gens qui s’enflamment d’un amour si rapide doivent être d’une irréprochable beauté. On ne prend pas la peine de nous les dépeindre avec cette infinité de détails dont les romanciers de nos jours sont si prodigues. Les Grecs de tous les âges ont eu peu de goût pour les descriptions minutieuses de la beauté du corps. Ils la caractérisent d’un trait, par une épithète ou une comparaison. La jeune fille a le corps blanc « comme les rayons de la lune. » Les yeux du jeune homme lancent des éclairs. Quand on regarde la rougeur de leurs joues qui se détache sur la blancheur de leur teint, « on croit voir une feuille de rose qui nage sur la surface du lait. » Ce qui est plus simple encore, pour donner une idée de leur beauté, c’est de les comparer aux chefs-d’œuvre des grands artistes qui décorent les places publiques et les temples : ils sont beaux tous deux comme des statues, c’est tout dire. Le jeune homme ressemble à quelque héros des poésies d’Homère, la jeune fille est l’image d’Aphrodite ou d’Artémis. Une fois que l’amour s’est emparé d’eux, il se développe avec une violence extrême. Les expressions par lesquelles poètes et romanciers dépeignent les ravages qu’il fait dans ces jeunes cœurs sont tout à fait les mêmes : c’est un feu qui dévore, un poison qui consume, un torrent qui entraîne et submerge. Les malheureux perdent le repos et l’appétit, le souci les enlève à leurs occupations ordinaires, ils ne travaillent plus le jour, ils ne dorment plus la nuit, ils n’ont plus dégoût pour aucun plaisir, ils deviennent maigres et pâles : la pâleur, dit Ovide, c’est la couleur des amoureux.

Palleat omnis amans ; hic est color aptus amanti.


Ils ne parlent plus à personne, ils fuient leurs compagnons, ils se perdent dans les solitudes, ils écrivent des noms sur l’écorce des chênes. Ils souhaitent d’être « la flûte que pressent les lèvres d’un berger chéri, ou l’abeille dont l’aile frôle la joue de la bien-aimée. » Et malgré tous leurs efforts et ceux de leurs proches, ils continuent à se plaindre et à souffrir, « car l’amour est le seul des maux auquel on ne connaisse pas de remède. »

Je ne puis suivre M. Rohde dans tous les détails de cette