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changement de décor lui eût montré les teutoniques portant leurs manteaux blancs à croix noire des bords du Jourdain à ceux de la Vistule, combattant, au lieu du cavalier sarrasin vêtu de laine blanche, le Prussien couvert de peaux de bêtes ; détruisant un peuple pour en créer un autre, bâtissant des villes, donnant des lois, gouvernant mieux qu’aucun prince au monde et prospérant jusqu’au jour où, affaiblis par la richesse et comme énervés par la fortune, ils sont attaqués à la fois par leurs sujets et par leurs ennemis. Alors le fondateur de l’hôpital de Jérusalem aurait vu leur effroyable chute ; précipités du faîte de la puissance, ils deviennent les vassaux de la Pologne. En vain ils multiplient les efforts pour se relever ; ils sont condamnés à périr quand la réforme s’attaque à la vieille foi du moyen âge et proscrit le culte de la Vierge dont ils ont été les serviteurs armés. Le grand-maître lui-même se fait le sectateur de Luther et transforme en duché pour lui et ses descendans la terre conquise sur les Prussiens en l’honneur de Dieu et de sa mère ; mais, par un singulier retour de fortune, cette usurpation inaugure un avenir plus brillant que le passé, car ce grand maître est un Hohenzollern, dont l’héritage passera bientôt à ses cousins de Brandebourg : ceux-ci transformeront le bonnet ducal de Prusse en couronne royale et y joindront la couronne impériale.

Les rois de Prusse empereurs d’Allemagne n’ont point oublié l’origine lointaine de leur puissance ; c’est l’aigle des chevaliers qui est dessinée sur leurs drapeaux, et Guillaume Ier, posant à Marienbourg, en 1872, la première pierre d’un monument à la mémoire de Frédéric II, écoutait avec plaisir un orateur érudit et patriote[1] qui retraçait devant son « très illustre et très puissant empereur, très gracieux roi et sire, » cette merveilleuse destinée commencée à Jérusalem. Il y a deux ans, le prince héritier de Prusse et d’Allemagne inaugurait le monument achevé ; on découvrait devant lui la statue de Frédéric et celles des quatre grands maîtres, placées aux côtés du piédestal, comme pour porter le héros de la Prusse. On dit que le fils de l’empereur Guillaume suit avec un pieux intérêt les recherches faites en terre-sainte pour retrouver les souvenirs et les monumens des teutoniques : arrivé au plus haut degré de la fortune, on tourne volontiers les regards vers son berceau, et le berceau de la monarchie prussienne est bien cet hôpital fondé par un inconnu, un quidam Allemannus, comme dit Jacques de Vitry.

On va raconter ici une période de cette histoire, l’établissement des teutoniques en Prusse, la grandeur, puis la décadence de l’état fondé par eux. Vieille histoire, dira-t-on, accomplie sur un théâtre obscur ; mais il ne faut pas négliger les vieilles histoires ; on

  1. M. de Winter, maire de Danzig et député au Reichstag.