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mouches à vapeur se dirigent sur la Seine ou sur la Tamise à l’encontre l’une de l’autre, ne vous est-il jamais arrive de vous demander ce qui surviendrait si ces deux frêles coques venaient à s’arcbouter bec à bec ? Reportez maintenant votre pensée sur l’Océan ; mettez en présence, non plus des carènes légères comme un fil de la Vierge, mais des masses de dix mille, de douze mille, de quatorze-mille tonneaux. Ces masses, dont le pied plonge à neuf ou dix mètres au-dessous de la surface, vont se heurter, si elles se rencontrent, avec la vitesse et le fracas de deux aérolithes. Votre imagination n’évoque-t-elle pas soudain l’épouvantable tableau d’un double naufrage ? Vous sentez instinctivement qu’il y aura dans cette collision quelque chose comme deux corps broyés en poussière ; la rencontre de deux locomotives vous paraît un jeu, comparée aux effets d’un semblable choc. Si un désespéré cependant vient à vous, s’il affronte, les yeux volontairement fermés et le cœur impassible, ce qui vous épouvante quand vous l’envisagez seulement en idée, s’il vous attaque avec l’indifférence du Malais ivre d’opium qui crie : Amok ! et se précipite sur les baïonnettes, que ferez-vous., je vous prie ? N’allez pas, croyez-moi, essayer de vous jeter trop tard hors de la route de ce téméraire ! En écartant le danger mutuel, vous vous exposeriez à garder le danger pour vous seul. Il est plus que périlleux, il est mortel, dans l’état présent des constructions navales, de prêter le flanc à l’ennemi. Pour ne pas le prêter, il nous faudra souvent braver qui nous brave ; il nous faudra présenter notre éperon à qui nous menacera du sien. Mieux vaut encore, si l’on se sent condamné à descendre dans l’abîme, saisir à bras-le-corps celui qui nous y plonge. On a du moins la chance de mourir vengé.

J’étonnerais bien des gens si je leur disais que dans mon esprit, comme dans celui de plus d’un ingénieur, il reste quelques doutes sur les meurtrières conséquences de la formidable collision que je viens de décrire. Là où à première vue n’apparaît qu’un affreux broiement de bois et de fer, la réflexion suggère bientôt la possibilité de glissemens et de déchiremens latéraux. Il faut étudier de près tous les abordages accidentels qui se produiront ; c’est le seul moyen qui se puisse offrir à nous de faire par l’expérience progresser la théorie du choc. Cette théorie est encore dans l’enfance ; elle renferme l’avenir des grandes flottes de guerre. Fortifier les avans, user l’effort du navire choquant en lui donnant quelque chose à broyer, — les Corinthiens projetèrent de chaque joue une antenne désignée sous le nom d’épotide, qui se brisait souvent, mais ne se brisait jamais sans avoir amorti la secousse, — voilà les palliatifs qui se présentent naturellement à l’esprit quand on fait apparaître