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soixante trières, en garde vingt-cinq pour contenir les trente-cinq vaisseaux du grand port et conduit le reste au-devant de la division qui arrive du large. Il était trop tard pour arrêter une aussi puissante escadre dans son élan ; les vaisseaux syracusains traversent la ligne ennemie, qui s’ouvre comme intimidée devant eux. La manœuvre, prenez-y bien garde, n’est qu’un piège ; nous aurons plus d’une fois occasion de l’imiter. Les trières athéniennes, en effet, se sont rapidement retournées ; c’est au tour des Syracusains maintenant de perdre contenance. Ils veulent se rallier et embarrassent leurs rames ; les Athéniens les prennent en flanc, les frappent en poupe, coulent ainsi huit navires avec les hoplites et les rameurs qui les montent, et en brisent trois autres dont ils font les équipages prisonniers. La division sortie du grand port est, en même temps, refoulée sous les murs de la ville. Le moment n’était pas venu où Athènes trouverait la mer infidèle ; à terre, au contraire, la fortune se prononçait déjà en faveur de ses ennemis. Gylippe, avec une facilité qui l’étonna lui-même, avait réussi à enlever les forts du Plemmyrion.

À partir de ce jour, pas un convoi de vivres ne put pénétrer dans la baie sans donner lieu à quelque combat. La flotte de Nicias vécut dans un état d’alerte perpétuel. Il ne pouvait plus être question de la tirer à sec, pas même pour l’espalmer. On la dut conserver constamment à la mer, toujours prête à embarquer sa chiourme, rangée en ligne derrière son rempart de pilotis, s’imbibant d’eau, s’alourdissant, se couvrant d’herbes el de coquillages, perdant peu à peu l’avantage qu’elle avait possédé jusqu’alors d’une marche supérieure et d’évolutions plus rapides.

Le commandement en chef finit par devenir un pesant fardeau quand on en a supporté, pendant près de deux ans, les multiples épreuves. Comment ne pas fléchir sous cette pierre de Sisyphe lorsqu’on voit d’un œil exercé la situation s’aggraver sans cesse et le ciel, au lieu de se dégager, s’assombrir ! Nicias était malade ; il souffrait de cette maladie dont se plaignait Villeneuve après la campagne des Antilles et avant Trafalgar, maladie qu’on pourrait appeler le mal de la responsabilité. Il éprouvait de violentes coliques néphrétiques. Dans son abattement, craignant de ne plus être, vu l’état chancelant de sa santé, à la hauteur de la tâche périlleuse qu’il n’avait acceptée qu’à regret, ce vaillant soldat demanda son rappel. Le peuple d’Athènes lui répondit en le confirmant dans le commandement, mais en décrétant du même coup l’envoi en Sicile d’une nouvelle armée et d’une nouvelle flotte. L’aristocratique Angleterre, au temps des Chatham et des Pitt, n’aurait pas fait mieux.