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tour à tour le chemin de l’abattoir ; on n’épargna que les troupes athéniennes, si ce fut les épargner que leur réserver la mort lente des carrières. La plupart des soldats d’Athènes qui survivaient encore périrent misérablement au fond des Latomies et ne revirent jamais la lumière du jour.

Quel désastre ! Toute la fleur de la jeunesse athénienne, deux flottes, deux armées, avaient disparu dans l’expédition fatale. Ce n’est pas à la campagne de Saint-Domingue, c’est à la campagne de Russie que l’on peut comparer l’expédition de Sicile. La gravité du résultat autorise ce rapprochement. Il est des revers dont on se relève ; ceux sous lesquels on reste accablé, ce sont les revers qui ne sauraient s’imputer à l’insuffisance des préparatifs. Quand on a tout cru prévoir, quand on a fait le plus complet et le plus judicieux emploi de ses forces, si l’on échoue, d’où fera-t-on sortir un nouvel effort ? La veine saignée à blanc ne se remplit pas en un jour. Le plus sûr est de se résigner et de ne pas faire succéder, par une obstination funeste, à un évanouissement passager l’agonie. Le passé a souffert pour que le présent s’instruise. Quelle moralité tirerons-nous de l’expédition de Sicile ? Il s’en dégage sans doute de nombreuses leçons et des leçons de plus d’une sorte. N’en retenons qu’une, mais que ce soit la plus importante. Il est évident que dans ces vastes entreprises de guerre le péril croit avec la distance ; n’allons donc pas trop loin quand il nous est loisible de nous en dispenser. « Faire son pré carré » est de la petite politique peut-être ; c’est pourtant cette petite politique, appliquée pendant plus de deux siècles avec persévérance, qui nous a faits ce que nous sommes ; nous n’avons donc pas le droit de la dédaigner. Ce fut la politique d’Henri IV et de Périclès, ce ne fut pas celle du peuple d’Athènes le jour où la direction d’un grand esprit vint à lui manquer. Les grands esprits sont sujets à erreur, les multitudes y sont plus exposées encore. Ce sont aussi des rois que ces masses inconstantes, et, quand elles délirent, leurs fantaisies ne sont ni les moins coûteuses, ni les moins funestes. Ce qui aggrave leurs fautes, c’est qu’elles mettent toujours un fol et stérile orgueil à les nier. Les rois ont leur responsabilité qui sert au moins d’avertissement à leurs successeurs ; les peuples ne s’en prennent jamais à eux-mêmes de leurs infortunes et de leurs souffrances. Ils accusent le sort, ils accusent surtout leurs favoris et leurs généraux. Ces ingratitudes et ces injustices ne réparent rien ; le ciel ne réserve de revanches qu’aux rois ou aux nations qui s’en abstiennent.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE,