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lui destinait son fondateur ? L’Université impériale n’était peut-être pas assez dans le siècle ; la nôtre y est trop engagée. C’est l’excès contraire ; elle vit un peu trop de notre vie, de nos agitations ; elle ne se tient pas assez à l’écart de nos luttes et, quand elle y intervient, ce n’est pas, comme les Sabines, pour séparer les combattans, c’est pour combattre elle-même. Au lieu de fuir ces chocs, elle s’y jette parfois avec une animation qui ne sied pas à son caractère. Ce n’est pas d’hier qu’elle a ces tendances. Déjà, sous la monarchie de juillet, le Collège de France et la Sorbonne retentissaient de paroles ardentes qui transformaient leurs amphithéâtres en autant d’arènes, et nous nous souvenons encore d’avoir entendu dans notre jeunesse un brillant académicien, professeur d’éloquence à la faculté des lettres, traiter la question de « la Pologne martyre » à propos de Crébillon. Aujourd’hui, grâces à Dieu, nos maîtres sont plus sérieux ; l’esprit de la jeunesse est aussi plus réfléchi. La Pologne martyre n’aurait plus beaucoup de succès auprès d’un auditoire de Sorbonne. Le temps des fines épigrammes et des leçons à allusion est également passé : on ne vise plus tant au trait. Néanmoins l’esprit du corps enseignant est resté polémique, et c’est précisément cette tournure d’esprit qui a fait à l’Université tant d’ennemis, en la provoquant à prendre dans nos conflits d’opinion une attitude trop peu désintéressée. Sans doute, on ne saurait exiger d’elle une absolue neutralité ; mais on pourrait peut-être lui demander, surtout dans les questions religieuses, une plus complète tolérance et une plus large impartialité. Certes l’Université subit là des entraînemens bien naturels. Dépouillée de son monopole, menacée dans sa clientèle, décriée dans son enseignement, il était presque inévitable qu’elle fût amenée, pour se défendre, à prendre elle-même l’offensive. Mais combien n’eût-elle pas été plus forte et plus respectée si, renfermée dans sa fonction, étrangère à nos discordes, supérieure aux partis, les dominant de toute la hauteur de sa modération et de son indifférence, elle sût borné son ambition à diriger l’éducation de la jeunesse dans le sens des grands devoirs et des éternelles vérités. Quelle plus belle tâche que celle-là ? Pacifier les esprits, préparer la réconciliation des jeunes générations, opposer un enseignement exclusivement scientifique et national à l’enseignement congréganiste, prêcher la discipline, le respect, la tolérance ! Sur ce terrain, à égale distance des exagérations du cléricalisme et des excès de la libre pensée, l’Université serait invincible. Elle ne verrait pas ce qu’on appelait autrefois les classes dirigeantes s’éloigner d’elle ; elle ne risquerait pas, enfin, et pour tout dire en un mot, de perdre le gouvernement intellectuel de ce pays.


ALBERT DURUY