Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/700

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tant se soucier d’enrichir le vocabulaire de la poésie du langage des halles. Du milieu cependant de ces pièces un peu tapageuses, comme la Ballade du rôdeur des champs ou la Ballade du rôdeur de Paris, quelques pièces se détachaient, comme le Bouc aux enfans, qui faisaient rêver de ces bas-reliefs que les bergers de Virgile sculptaient sur une coupe de hêtre pour leurs Amaryllis.

Sous bois, dans le pré vert dont il a brouta l’herbe,
Un grand bouc est coucha, pacifique et superbe.
De ses cornes en pointe, aux nœuds superposés,
La base est forte et large et les bouts sont usés,
Car le combat jadis était son habitude.
Le poil, soyeux à l’œil, mais au toucher plus rude,
Noir tout le long du dos, blanc au ventre, à flots gris,
Couvre sans les cacher les deux flancs amaigris.
Et les genoux calleux et la jambe tortue,
La croupe en pente abrupte et l’échine pointue,
La barbe raide et blanche et les grands cils des yeux,
Et le nez long, font voir que ce bouc est très vieux.
Aussi, connaissant bien que la vieillesse est douce,
Deux petits mendians s’approchent, sur la mousse,
Du dormeur qui, l’œil clos, semble ne pas les voir.
Des cornes doucement ils touchent le bout noir.
Puis, bientôt enhardis et certains qu’il sommeille.
Ils lui tirent la barbe en riant. Lui, s’éveille,
Se dresse lentement sur ses jarrets noueux,
Et les regarde rire, et rit presque avec eux.
De feuilles et de fleurs ornant sa tête blanche,
Ils lui mettent un mors taillé dans une branche,
Et chassent devant eux à grands coups de rameau
Le vénérable chef des chèvres du hameau.
Avec les sarmens verts d’une vigne sauvage
Ils ajustent au mors des rênes de feuillage.
Puis, non contens, malgré les pointes de ses os,
Ils montent tous les deux à cheval sur son dos,
Et se tiennent aux poils, et de leurs jambes nues
Font sonner les talons sur ses côtes velues.
On entend dans le bois, de plus en plus lointains,
Les voix, les cris peureux, les rires argentins ;
Et l’on voit, quand ils vont passer sous une branche,
Vers la tête du bouc leur tête qui se penche.
Tandis que sous leurs coups et sans presser son pas.
Lui va tout doucement pour qu’ils ne tombent pas.


Il ne manquerait à cette pièce que d’être un peu plus courte. Elle eût gagné beaucoup si M. Richepin avait eu l’art de la resserrer en dix-huit en vingt vers. Mais c’est un art encore qui se perd que celui de resserrer la pensée, de peindre d’un trait, de dire en peu de mots beaucoup de choses. On préfère aujourd’hui l’art de dire avec beaucoup de mots très peu de choses. Nous aurions cité volontiers d’autres fragmens ;