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dans le cours entier de l’histoire, des travaux exercer une aussi prodigieuse influence sur l’esprit des hommes de tout caractère et de toute nuance intellectuelle que les livres publiés par Rousseau de 1749 à 1762. Ce fut la première tentative pour reconstruire l’édifice de la croyance humaine après les travaux de démolition commencés par Bayle et par Locke, achevés par Voltaire ; or toute tentative de construction a toujours la supériorité sur les œuvres purement destructives. » Ajoutons que toute recherche de l’idéal aura toujours plus d’influence sur les masses que l’étude du passé : nous ne pouvons rien changer au passé, tandis que nos idées peuvent décider de l’avenir ; là est le vrai secret de l’influence exercée par Rousseau. Reste à savoir ce qu’il y a de solide et de fragile dans ces constructions dont il a posé les fondemens. Quelle est l’exacte valeur de cette idée du contrat social à laquelle les Français sont toujours tentés de revenir et qui est le principe souvent caché de tous leurs raisonnemens en politique ? Une fois agrandie, systématisée, transformée, cette conception ne pourrait-elle se concilier avec les légitimes exigences de l’histoire et fournir une méthode nouvelle à la science politique et sociale ?

il est temps que chaque nation et chaque école, au lieu de se confiner dans sa tradition exclusive et son point de vue personnel, s’instruise à l’exemple des autres, s’inspire de leur pensée et regarde où les autres regardent. Devant la masse des faits qui s’accomplissent au sein de la société humaine, masse ondoyante et obscure sur laquelle se lève lentement la lumière de la science, chaque peuple croit être seul à voir le jour se faire. Tel un spectateur placé en face de l’Océan n’aperçoit que devant lui le sillon éblouissant tracé sur les flots par l’astre montant à l’horizon ; mais, quoiqu’il lui semble que le reste de la mer demeure dans l’ombre, l’astre l’éclairé en réalité tout entière : que l’observateur se déplace, et de chaque point de vue nouveau il verra une nouvelle traînée de lumière que d’autres yeux apercevaient avant les siens.


I

Examinons d’abord l’origine, la nature et le but de l’état. Ce qu’on a dit de plus important sur ces questions se trouve résumé avec soin dans l’ouvrage de M. Bluntschli sur la Théorie générale de l’état, travail savant et consciencieux qui fait presque autorité en Allemagne[1]. En ce qui concerne l’origine de l’état,

  1. Il y manque toutefois, selon nous, l’originalité philosophique : on y sent l’œuvre d’un juriste consommé, mais plus habile à classer des matériaux qu’à les relier par une déduction ou une induction scientifique. En métaphysique, M. Bluntschli nous parait souvent dupe des abstractions scolastiques où se plaît encore le génie allemand. Au surplus, esprit impartial qui s’efforce de s’élever au-dessus des considérations trop exclusivement nationales, et qui cependant fait commencer « l’âge viril » de l’humanité à une date précise, 1740. — C’est celle de l’avènement du grand Frédéric.