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déterminer l’idéal même du juste et de l’utile, conséquemment de poser les principes de la science sociale.

— Soit, disent Stuart Mill et M. Taine, la méthode française a raison de prendre pour point de départ des principes, mais elle a tort de vouloir des principes universels, il n’y en a point de tels dans la science sociale : les propositions qui concernent les hommes réunis en états n’ont pas la généralité de celles qui regardent les triangles ou les cercles ; un triangle, quelque combinaison qu’il subisse avec d’autres figures, aura toujours trois angles et conservera universellement ses propriétés ? mais un principe social, comme celui de l’égalité civile et politique, par ses combinaisons avec d’autres principes, peut se trouver neutralisé dans la réalité et produire des effets en contradiction avec lui-même.

Rien de plus vrai ; mais autre chose est le principe, autre chose l’application. Rien n’empêche de concevoir un idéal avec le caractère de l’universalité, de dire par exemple qu’il est désirable de voir l’égalité universellement établie entre les hommes ; quand on passera ensuite aux moyens de réalisation, il faudra mettre en ligne de compte tous les élémens particuliers de la réalité, les uns favorables, les autres défavorables, ceux-ci auxiliaires, ceux-là perturbateurs. L’astronome qui trace l’orbite normale d’Uranus ne méconnaît pas pour cela les perturbations spéciales qu’y apporte Neptune et qui permirent à Leverrier de découvrir cette dernière planète. L’essentiel dans l’étude des voies et moyens, comme dans tous les problèmes de mécanique, c’est de n’oublier en son calcul aucun élément important, d’y faire entrer toutes les altérations que le milieu réel peut faire subir aux lois abstraites et générales, N’est-ce pas une même cause, la pesanteur, qui fait tomber les coups plus lourds que l’air et monter les corps plus légers que l’air ? Le même objet tombera ou s’élèvera selon le milieu : le bois tombe dans l’air et monte dans l’eau. Les physiciens n’en ramènent pas moins ces divers phénomènes sous la même loi. Des résultats analogues se produisent dans le jeu des forces sociales, et il n’est pas davantage besoin d’invoquer ici une multiplicité de principes. Seulement, avec les meilleures intentions et les meilleurs principes, un politique ne doit pas oublier que, s’il ignore le jeu varié des forces sociales, il pourra produire un résultat directement opposé à celui qu’il poursuivait : il est telle tentative de réaction qui a précipité le mouvement de la démocratie, comme il est telle précipitation fâcheuse qui l’a ralenti. Les ressorts délicats et compliqués de la vie ne se laissent pas manier brutalement. Un fébrifuge mal administré redouble la fièvre, un remède mal appliqué tue ta malade. Encore une fois, le caractère particulier des applications n’empêche pas l’universalité des principes