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que le prince Vasiltchikof, mais l’esprit de système ne se laisse pas rebuter par les dénégations des faits. Pourquoi la France semble-t-elle ainsi échapper aux conséquences fatales de ses lois économiques ? À cette prétendue anomalie il serait facile de trouver une explication spécieuse dans la grande révolution, la confiscation des terres d’église et des biens d’émigrés, la vente et le partage des biens nationaux ; mais l’écrivain russe est assez au courant des dernières études historiques pour savoir que chez nous l’extrême morcellement du sol est fort antérieur à la révolution. A ses yeux comme à ceux de certains de nos écrivains, la révolution a même moins profité au paysan qu’à la classe moyenne. D’où peut donc provenir cet extrême fractionnement de la propriété ? Il vient précisément de ce que la classe moyenne et le capital ont presque seul bénéficié de la vente des biens nationaux, qu’ils n’ont cessé d’augmenter l’étendue de leurs acquisitions aux dépens de la noblesse, de l’église et des biens communaux, en sorte que le paysan, réduit aux petits lots de terre qu’il possédait avant la révolution, n’a eu d’autres ressources avec l’accroissement de la population que de diviser et subdiviser ses terres en découpant son héritage en minces lanières. Grâce au régime de succession, le nombre des propriétaires augmentait démesurément sans qu’augmentât la part du sol en possession des cultivateurs, de façon que les terres des paysans finissaient par se réduire en poussière et que les anciens propriétaires cultivateurs se transformaient petit à petit en prolétaires, en ouvriers à gages ne détenant plus que des parcelles insignifiantes des champs possédés par leurs ancêtres.

Peu importent du reste les causes du morcellement du sol ; ce qui serait intéressant, ce serait, par l’examen de la répartition des terres dans notre pays, de découvrir que, contrairement à l’opinion reçue, la propriété y est beaucoup moins divisée, beaucoup moins démocratique qu’on ne le suppose d’ordinaire. Cette découverte, l’auteur russe l’a faite d’après nos propres documens et nos propres écrivains. En France sa thèse n’est pas aussi neuve qu’elle en a l’air, mais à l’étranger cette partie de son livre a dû sembler un des plus curieuses. Beaucoup de lecteurs y ont pu voir une véritable révélation.

Quand on parle de la division de la propriété en France, on se fonde d’ordinaire sur le grand nombre de propriétaires et de cotes foncières sans le plus souvent s’informer de l’étendue de la plupart des propriétés. C’est ainsi qu’on trouve en France douze ou treize millions de cotes foncières (plus de quatorze millions même en 1870) et sept ou huit millions de détenteurs du sol ; mais, quand on parle d’un pareil nombre de propriétaires, n’est-on pas dupe des mots et