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il s’est toujours refusé les douceurs que procure à ceux qui le pratiquent avec talent l’art de conjecturer et de spéculer, et cet art est après tout l’un des grands plaisirs de la vie. « Le déterminisme, a-t-il écrit, fixe les conditions des phénomènes ; il permet d’en prévoir l’apparition et de la provoquer lorsqu’ils sont à notre portée. Il ne nous rend pas compte de la nature, il nous en rend maîtres. Le déterminisme est la seule philosophie scientifique possible. Il nous interdit à la vérité la recherche du pourquoi, mais ce pourquoi est illusoire… Comme ces religieux qui mortifient leur corps par des privations, nous sommes réduits, pour perfectionner notre esprit, à le mortifier par la privation de certaines questions et par l’aveu de notre impuissance. Que si après cela nous le laissons se bercer au vent de l’inconnu et dans les sublimités de l’ignorance, nous aurons au moins fait la part de ce qui est la science et de ce qui ne l’est pas. » M. Renan a remarqué à ce propos que les héros de l’esprit humain sont ceux qui savent ainsi ignorer pour que l’avenir sache, mais il a ajouté que tous n’ont pas ce courage et qu’il est difficile de s’abstenir dans des questions où c’est de nous qu’il s’agit. « Vérité ou chimère, a-t-il dit, le rêve de l’infini nous attirera toujours ; il est des sujets où l’on aime mieux déraisonner que de se taire. » M. Renan parlait pour lui. Quoiqu’il ne croie pas à la philosophie, il aime à philosopher ; quoiqu’il estime que la métaphysique est un rêve, il se plaît à rêver. Bien différent en ceci de l’homme dont il célébrait la gloire sévère, il y a en lui un poète et un mystique, à qui la terre ne suffit pas. L’infini le hante, et quand sa raison, désespérant d’atteindre la vision qui l’obsède, s’arrête au bord de l’abîme, il s’élance sur les ailes de la foi, du désir et de l’espérance dans cet éternel par-delà que Hegel appelait a une nuit où tous les chats sont gris. » Aussi M. Renan a-t-il composé dans ses loisirs des dialogues philosophiques qu’on lit avec un plaisir extrême, quitte à dire à l’auteur, en refermant le volume : Et puis vous vous réveillâtes ! — Mais à quoi bon le lui dire ? Il savait bien qu’il rêvait.

Ce n’est pas seulement quand il s’amuse à philosopher que M. Renan est poète ; il l’est aussi jusque dans ces recherches de haute et sagace critique qui ont fondé son éclatante renommée. Il l’est même dans certains cas avec excès, il a succombé parfois à l’envie de compléter par ses imaginations des documens dont l’insuffisance l’affligeait. « A l’admiration très vive qu’inspire votre talent, lui disait l’autre jour M. Mézières en le recevant au nom de l’Académie, se mêle un peu d’inquiétude. On se demande dans quels mémoires inédits, connus de vous seul, vous puisez tant de détails jusqu’ici inaperçus. » Avec une malice qui n’avait rien de méchant, M. Mézières a profité de cette occasion pour demander à l’éminent récipiendaire comment il avait appris que non-seulement le nez de saint Paul était long, comme on peut