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l’académicien Carnéade, qui était venu apprendre à la jeunesse romaine à examiner en toute question le pour et le contre ; nous inclinons à croire que, s’il avait été introduit l’autre jour au Palais-Mazarin, son poil roux se serait dressé sur sa tête, que son œil bleu aurait jeté de terribles éclairs, qu’il aurait maudit le discours et foudroyé l’orateur. M. Renan doit aimer médiocrement ce plébéien qui avait l’esprit aussi simple que l’étaient ses mœurs, ce qui ne l’empêchait pas d’en avoir beaucoup, ce col raide ; cette tête de fer qui considérait la philosophie comme un luxe passible des peines édictées par les lois somptuaires, attendu que tous les genres de luxe mettent les républiques en danger. Il doit avoir peu de goût pour ce rude paysan qui professait que l’homme de bien, c’est le laboureur habile dont les outils sont toujours luisans, pour ce rigide censeur qui regardait les moindres licences de la parole et de la pensée comme des attentats publics, comme des crimes contre l’état, pour ce sublime maniaque qui déclarait qu’il fallait désespérer d’une ville où un petit pot de poissons venus du Pont se payait 400 drachmes, et qui estimait que le chou est le roi des alimens, que ce légume, mangé cuit ou cru, possède des propriétés merveilleuses, qu’il guérit toutes les maladies, qu’il est la vraie panacée, la joie des estomacs bien faits et le plus bel ornement des jardins. Caton faisait plus de cas d’un chou pommé que d’un philosophe et d’un médecin réunis ; Caton avait une sainte horreur pour les sceptiques, pour les tours de souplesse, pour les langues subtiles et pour les esprits nuancés ; Caton détestait les faiseurs de distinctions, auxquels on peut dire ce que Socrate disait à Ménon : « Je te demandais une abeille, tu m’en fournis un essaim. » Caton tenait pour constant que la sagesse humaine et divine était contenue tout entière dans les douze tables, qu’il n’y avait rien à en retrancher, rien à y ajouter ; Caton avait hâte de renvoyer en Grèce ce Carnéade et ses confrères, « qui étaient capables de persuader tout ce qu’ils voulaient ; » Caton considérait Socrate lui-même comme un pernicieux bavard, « qui avait entrepris de renverser les coutumes reçues et d’entraîner les citoyens dans des opinions contraires aux lois. »

Caton n’est plus de ce monde, personne ne l’a rencontré le 3 avril au Palais-Mazarin, et nous pouvons affirmer qu’il n’y était pas. Ce n’est plus lui qui proteste aujourd’hui contre le scepticisme et les sceptiques ; ce sont les croyans, ce sont aussi les mondains, et à vrai dire les mondains sont moins respectables que Caton. Le monde n’est pas austère, il n’est vertueux que par intermittence ; le salut de la république et de la morale le touche peu. Mais le monde est paresseux, et il en veut aux sceptiques de le troubler dans son indolente quiétude, en remettant en question une foule de choses qu’il croit depuis longtemps sans s’être jamais demandé pourquoi il y croyait. C’est un grand mal que la paresse, et c’est un grand bien que les paresseux soient dérangés ».