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terre, c’est-à-dire un lot d’ordinaire insuffisant à l’emploi des bras et à l’entretien de la famille. A côté de ces propriétaires incomplets, si j’ose ainsi parler, il y aurait la grande propriété détenant encore de 15 à 18 millions d’hectares partagés entre 50,000 familles. Entre ces deux extrêmes se placerait enfin un demi-million de propriétaires moyens, possédant chacun de 30 à 62 hectares et en détenant ensemble plus de 20 millions, soit près de la moitié du sol cultivable et plus que tous les petits propriétaires réunis. Pour le prince Vasiltchikof, c’est cette classe, dont la prépondérance s’accroît sans cesse, qui donne à la propriété française son caractère propre. La France n’est point, comme on le dit vulgairement, la patrie de la petite propriété, c’est la patrie de la propriété moyenne, de la propriété bourgeoise, comme s’exprime avec un double dédain le noble démocrate russe. C’est à cette classe moyenne seule qu’a réellement profité la révolution et tout l’ordre politique et social qui en est issu.

En France aussi bien qu’en Angleterre, le laissez-faire et le laissez-passer de nos économistes a produit ses fruits ; il a permis au capital de s’emparer du sol aux dépens des mains qui le cultivaient. Entre les deux états, la grande différence, c’est que dans l’un l’expropriation du paysan est achevée et qu’elle s’est faite au profit d’une oligarchie de quelque dix mille familles, et que dans l’autre l’œuvre de spoliation menée par le capital est simplement eu voie d’accomplissement et se fait au profit d’un demi-million de bourgeois. Pour les masses populaires, les résultats n’en sont pas moins fort analogues ; en dépit du grand nombre de cotes foncières, le gros des paysans français est un peuple de prolétaires condamnés à l’exploitation du capital.

Dans ces appréciations, il y a un singulier mélange d’erreur et de vérité, de remarques justes et de déductions outrées, hors de toute proportion avec les faits. Il est très vrai que, lorsque nous parlons de huit ou neuf millions, voire même de cinq ou six millions de propriétaires en France, nous nous payons souvent de mots[1]. Un grand nombre de ces propriétaires n’ont d’autre bien qu’un insignifiant lopin de terre dont ils sont obligés d’abandonner

  1. Le nombre des exploitations agricoles est en effet fort inférieure au nombre des propriétaires fonciers. Dans la Statistique de la France (1875), t. ii, chap. xii, M. Maurice Block comptait 3,225,800 exploitations agricoles qui se divisaient selon l’étendue de la façon suivante :
    De 0 à 5 hectares 1,815,000 De 20 à 30 hectares 176,000
    De 5 à 10 — 620,000 De 30 à 40 — 95,000
    De 10 à 20 — 364,000 Au-dessus de 40 h. 154,000


    Le recensement de 1876 qui inscrit pour l’agriculture 3,905,000 patrons et chefs d’emplois semble, il est vrai, relever notablement le chiffre des exploitations agricoles.