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avoir donné en plein jour un baiser à son épouse légitime devant sa fille : « La mienne, disait-il, ne m’a jamais embrassé que par un grand tonnerre, et je ne dois cette faveur qu’à la haute intervention de Jupiter tonnant. » Il aimait à répéter dans sa vieillesse qu’il ne s’était jamais repenti que de trois choses, à savoir d’être resté toute une journée sans rien faire, de s’être rendu par eau dans un endroit où il pouvait aller par terre, et d’avoir confié son secret à une femme. Nous ne savons si M. Renan est allé par eau dans un endroit où il pouvait aller par terre, mais sûrement il ne s’est jamais repenti d’avoir dit son secret à une femme. — « Nos liens ne datent pas d’hier, lui a dit le directeur de l’Académie dans un délicat et touchant passage de sa réplique. Je vous vois encore dans un petit pavillon de la rue du Val-de-Grâce, où l’affection maternelle d’une sœur, capable de tous les dévoûmens, vous avait ménagé un asile à une heure décisive de votre jeunesse. Je crois répondre à vos pensées les plus chères comme à mes propres souvenirs en rapportant une part d’honneur dans ces commencemens austères de votre vie à la noble femme qui vous assura la liberté du travail, qui, tout en se réservant le soin et la prose du ménage, s’associa par la plus délicate et la plus discrète des collaborations à l’infinie variété de vos recherches, et fit pénétrer peut-être dans la grâce et dans l’harmonie de votre style quelque chose d’elle-même. » Rien ne pouvait être plus doux pour M. Renan que cette évocation d’une mémoire qui lui est si chère et qui lui a inspiré quelques-unes des pages les plus belles, les plus exquises, les plus émues qu’il ait jamais écrites. Il y a eu dans tous les temps une femme à qui M. Renan aimait à dire son secret, et sans doute cette femme lui disait le sien ; voilà pourquoi il y a dans son sang un peu « du lait de l’humaine tendresse, » et dans son style je ne sais quelle fleur de grâce, quel parfum tout particulier, un peu d’odor di femmina.

Il est bienveillant non-seulement pour l’erreur, mais pour l’homme qui se trompe, et il est même indulgent pour les trompeurs. Aussi n’a-t-il jamais été en révolte contre le monde, alors que le monde lui criait anathème ; il l’a laissé crier, sûr qu’il était de désarmer ses colères, et sans qu’il eût besoin de l’aller chercher, il l’a vu venir à lui. Il l’a gagné, il l’a séduit, et il se plaît beaucoup dans sa société ; on aime le monde, et pour le plaisir qu’on y trouve et plus encore pour celui qu’on y apporte. — « Que les satiriques, écrivait Spinosa, se raillent autant qu’il leur plaira de toutes les choses humaines, que les théologiens les maudissent, que les mélancoliques vantent à leur aise une, vie négligée et agreste, qu’ils méprisent les hommes et admirent les brutes ; nous sentirons toujours le besoin défaire partie d’une société de secours mutuels, sans compter qu’il est plus digne de nous d’étudier les hommes que les faits et gestes des bêtes. » M. Renan est