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je vous dis ; mais, si de votre côté votre cœur était ouvert à l’espérance, si, improuvant ma conduite, vous aviez la certitude de mieux faire, je serais charmé que vous vous expliquassiez avec franchise ; je vous remettrai alors le commandement dont j’ai été chargé malgré moi, et vous me verrez vous obéir avec autant de zèle et de dévoûment que vous en montrez dans la circonstance. Parlez ! Pour moi, qui ne veux point voir assassiner en détail le reste de cette armée, sans avantages réels pour la patrie, pour moi, qui ai regardé cette expédition comme complètement manquée, aussitôt après l’événement désastreux d’Aboukir et la déclaration de guerre de la Porte, je persisterai dans ma résolution sans m’inquiéter si le blâme ou les éloges doivent m’atteindre ; ma plus douce récompense a toujours été l’assentiment de ma conscience, et elle me dit que je fais bien. Je crois avoir d’ailleurs des armes suffisantes pour me défendre contre ceux qui voudraient m’attaquer… »


Après de longues et pénibles négociations, la convention pour l’évacuation pure et simple de l’Égypte par l’armée française fut enfin conclue. La lettre que Kléber écrit à Desaix à cette occasion n’est pas moins touchante que la précédente :


« Je conviens, mon cher général, vous avoir donné une mission d’autant plus cruelle que le succès dont vous l’avez couronnée ne peut vous faire espérer d’autre récompense que celle de votre propre satisfaction et de la mienne. Une œuvre de raison a toujours été accueillie avec indifférence, et du public et du gouvernement, quoique pour l’accomplir il ait souvent fallu plus de lumière, de talent et de persévérance que pour l’action la plus brillante en apparence. Je conviens encore que, si je vous avais laissé partir au mois de novembre, vous auriez passé des momens bien agréables à Paris ; mais, ou je vous connais mal, ou vous avez toujours préféré de remplir vos momens utilement plutôt qu’agréablement. Enfin, cher général, pour dissiper entièrement votre mauvaise humeur contre moi, mettez un instant Desaix à la place de Kléber, et celui-ci à la place du premier, et demandez alors à Desaix ce qu’en pareille circonstance il aurait fait. Mais la plus grande tâche vous reste à remplir à Paris : c’est là que vous aurez à soutenir contre la toute-puissance irritée le faible qui n’a pour auxiliaire que raison et vérité. Si vous êtes écouté, votre triomphe est certain ; si vous ne l’êtes pas, vous saurez toujours, je pense, ainsi que moi, élever votre âme au-dessus de l’injustice.

« Je donnerai des ordres pour que les bâtimens que vous demandez soient mis à votre disposition, et vous fixerez vous-même le moment de votre départ. Je vous ferai aussi solder ce qui vous est dû. J’étais loin de penser que j’étais votre débiteur ; je me serais, sans cela, empressé depuis longtemps de m’acquitter de ma dette.