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bêtes fauves. Ne critiquons ces beaux projets qu’avec mesure, pourvu qu’il soit bien convenu qu’ils appartiennent au domaine de la fantaisie.

On aurait tort cependant de confondre avec ces entreprises plus ou moins chimériques les trois tracés qui, partant à des points différens du littoral de la Méditerranée, ont pour but commun d’atteindre le Soudan. Chacun d’eux a ses inconvéniens et des mérites qui lui sont propres. Si celui de M. Rohlfs est le plus court et le mieux indiqué sur la carte, il a le défaut de s’allonger d’un bout à l’autre en des contrées où nulle puissance européenne ne commande. La ligne de M. Duponchel a l’avantage d’avoir été discutée par un ingénieur qui sait apprécier au juste les obstacles que la nature du sol ou le climat lui offrira; on lui reproche d’être trop occidental, en sorte qu’il franchit le Sahara dans sa plus grande largeur et qu’il aboutit trop loin des belles provinces du Bournou. Entre les deux, le projet de M. Beau de Rochas se propose de desservir les oasis du Sahara central sans trop s’éloigner des territoires soumis à l’influence française. Il est inutile d’insister. Avant que ne s’allongent à fleur du sol les milliers de kilomètres de rails dont il s’agit ici, tels événemens peuvent surgir dans l’Afrique septentrionale qui entraîneront la préférence en faveur de l’un ou de l’autre tracé par des motifs qu’il nous est impossible de prévoir.

Néanmoins cette étude, bien que prématurée, n’est pas inutile. Ces projets, alignés sur la carte dans le vide d’un continent encore peu connu, ne sont, dira-t-on, peut-être que des chimères d’ingénieurs qui prétendent tout mesurer avec le niveau, la règle ou le compas. Pourquoi ne nous serait-il pas permis à nous autres Français d’avoir de ces chimères aussi bien qu’aux autres nations européennes? Nous y sommes pour moitié tout au moins avec les Anglais qui parlent d’unir les cataractes du Nil à leur nouvelle conquête du Transvaal, avec les Allemands pour le compte de qui M. Gerhard Rohlfs explore le Fezzan. Les Russes, eux aussi, rêvent de mener des locomotives de l’Oural aux frontières de la Chine à travers des steppes qui sont un Sahara Glacial. Les Américains du Nord, plus audacieux que les habitans de l’ancien monde, vont déjà de New-York à San-Francisco. Il se pourrait bien en somme que la machine à vapeur fût l’engin civilisateur par excellence. Les Chinois l’ont bien deviné avec leur flair d’hommes demi-barbares qui ne veulent pas être envahis par le progrès européen. La première locomotive qu’ils ont vue, ils l’ont achetée pour la démolir. Les indigènes du Soudan et des régions innomées de l’Afrique centrale ne sont pas hommes à les imiter. Ils s’en étonneront d’abord, s’en serviront ensuite, et petit à petit ils apprendront à la conduire.


H. BLERZY.