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fait honneur à M. Louis Vian; mais elle fait tort à M. de Loménie, elle fait tort surtout à M. Desnoiresterres. Il serait impossible aujourd’hui d’écrire sur Voltaire et sur le XVIIIe siècle sans avoir là, sous la main, pour y recourir à tout coup, les huit volumes de M. Desnoiresterres, inépuisable répertoire de noms, de faits, de dates, de renseignemens précieux, de détails ignorés, d’indications enfin de toute sorte, qu’on ne trouverait nulle part ailleurs. Mais on pourra très aisément écrire sur Montesquieu sans consulter M. Vian, ou plutôt on se gardera de le consulter, et la seule manière de se servir de son livre ce sera justement d’y puiser de quoi le récrire.

Ce n’est pas que M. Vian ne se soit préparé de longue date à sa tâche. Il n’a pas mis moins de quinze ans à rassembler toutes ses erreurs. Il nous apprend lui-même que « son cabinet contient toutes les éditions originales de Montesquieu, » je l’en félicite, et que « l’amour de son sujet lui a fait acheter toutes celles qui ont suivi, » j’en suis bien aise et je m’en réjouis pour lui. Comment donc se fait-il que tant d’éditions réunies n’aient pas toujours empêché M. Vian de mal lire[1]? car je ne puis croire que ses yeux l’aient trahi, ces mêmes yeux qui dans le portrait de Montesquieu savent lire tant de choses : « Le front respire un grand penchant à l’analyse, et une sérénité superbe... la circonspection est empreinte sur la lèvre d’en haut, et sur l’autre l’enjouement porté à la raillerie. » Sbrigani, d’amusante mémoire, n’a pas mieux lu dans les traits de M. de Pourceaugnac. M. Vian professe d’ailleurs pour son auteur une sorte de culte. Rien de plus naturel, ni de plus légitime, ni de plus louable. Nous vivons dans un temps où la faculté d’admirer est devenue trop rare. On peut admirer, il faut admirer Montesquieu. L’auteur des Lettres persanes et de l’Esprit des lois n’est pas seulement « un grand professeur de droit constitutionnel, » comme l’appelle M. Vian, ou, comme dit le vulgaire, un grand esprit et un grand écrivain, c’est encore un honnête homme. On les compte, au XVIIIe siècle, ceux qui méritent l’hommage d’un tel nom. Voltaire, Jean-Jacques, Diderot, ce sont les plus grands qu’il est le plus difficile d’admirer et d’aimer tout entiers. Pardonnons donc quelque chose à la superstition de M. Louis Vian. Il se plaît à retrouver toutes les plus rares qualités de Montesquieu, « la variété, l’élégance, la profondeur, l’imprévu, la netteté, la vigueur, » dans la disposition des pelouses et des rocailles du parc anglais de la Brède. C’est son droit, le droit du biographe sur l’auteur de son choix, mais il en abuse.

Aussi bien sont-ce là pures vétilles : M. Vian n’est pas encore maître

  1. C’est ainsi que M. Vian, à l’occasion des voyages de Montesquieu, écrira : « Les pays qui s’étendent sur les deux rives du Rhin attirèrent vivement son attention. Étant à Luxembourg, dans la salle où dînait l’empereur... » Le texte porte Laxembourg ou Laxenburg, qui est une résidence impériale, à douze ou quinze kilomètres environ de Vienne.