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constatation ; j’ai donc le droit d’exiger qu’il se soumette à toute leur gênante rigueur.

Maintenant, pouvait-on traiter de cette manière une histoire de la vie et des ouvrages de Montesquieu ? Oui et non. C’est ici précisément le danger de ces méthodes prétendues nouvelles, inflexibles, autoritaires, tyranniquement étroites, comme si la méthode elle-même en critique, et les règles, ne variaient pas en quelque sorte avec le sujet qu’on aborde, comme si l’on éclairait tous les portraits de la même manière et comme si l’on pouvait sur toutes les figures faire tomber d’aplomb la même lumière crue. Je ne nie pas qu’il soit intéressant pour notre curiosité de connaître Montesquieu tout entier, « de la tête aux pieds, comme dit M. Louis Vian, avec ses habits, ses mœurs et son temps, » sans oublier les autres accessoires. Il saute aux yeux pourtant qu’on ne peut pas étudier Montesquieu comme on étudiera Voltaire, par exemple, ou même Beaumarchais. Étudier Voltaire, c’est étudier un siècle tout entier ; car à quels événemens de son siècle Voltaire n’a-t-il pas été mêlé de sa personne ? Quelle société de son temps n’a-t-il pas fréquentée ? Dans la familiarité, dans le secret, pour ainsi dire, de quel prince de la ferme ou de quelle déesse d’opéra, de quelle favorite régnante ou de quel souverain victorieux, ce mortel, de tous les mortels le plus souple et le plus complaisant, n’a-t-il pas vécu, blasphémé et soupe ? Quelle escarmouche, quel combat, quelle grande bataille du siècle enfin s’est livrée sans lui ? Pour comprendre non pas même un pamphlet, non pas même un conte, mais seulement une tragédie de Voltaire, j’ai besoin de savoir à quel instant de sa vie, sous quelle influence du moment, pour répondre à quelles préoccupations de l’opinion publique Voltaire a composé. Mais, en vérité, que m’importent les circonstances dans lesquelles Montesquieu composa les Considérations ou l’Esprit des lois ? Les œuvres de Montesquieu se suffisent à elles-mêmes, elles renferment toute leur lumière en elles, on ne les éclaire pas du dehors : ce sont des œuvres et non des actes. C’est que ce grand homme a passé, vivant de la vie de tout le monde, écartant de sa route, avec un soin jaloux, tout ce qui risquait de troubler la liberté de son travail et la sérénité de ses méditations. Il ne demandait à la terre, selon ses propres expressions, « que de continuer à tourner sur son centre ; » il ne demandait aux hommes que de lui donner le spectacle de leurs agitations ; il ne se mêlait au monde que dans la mesure étroite où l’homme a naturellement besoin de la société de l’homme. Il avait l’impassibilité du sage d’Épicure : « Je n’ai jamais eu de chagrin, disait-il, et encore moins d’ennui. »

Et c’est là pourquoi sa correspondance, ou du moins le peu qu’on a publié de sa correspondance, n’offre qu’un médiocre intérêt. Comparez-la, je ne veux pas dire à la correspondance de Voltaire ou de Mme du Deffant, mais à la correspondance de Diderot ou de Mlle de