Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 33.djvu/580

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mirabeau à la Guadeloupe, il était d’usage de ne jamais punir le meurtre d’un nègre. Le nouveau gouverneur employa toute son énergie, à déraciner un si odieux abus. « L’on ne peut se cacher, écrit-il à son frère, qu’un nègre est un homme, et un philosophe qui considérerait l’humanité de sang-froid dans ce pays-ci donnerait peut-être la préférence aux nègres. Je sais les divers reproches que l’on fait, aux gens de cette couleur ; mais, en approfondissant, je ne vois, moi, confesseur de tout le monde, que le crime des blancs. Qu’un homme fasse travailler un autre homme autant que ses forces le lui permettent, et refuse de lui donner la nourriture la plus vile, si celui qui est si cruellement traité commet quelque crime, qui a tort ? C’est l’histoire perpétuelle de ce pays-ci. » Ailleurs il écrivait encore : « L’on a dans ce pays et l’on remporte assez communément une prévention contre les nègres, qui est injuste. Je regarde ce peuple-là comme tout à fait le même que nous, à la couleur près. Je doute même que l’esclavage ne nous rendît pas pires que lui. » Sur cette question de l’esclavage, les deux frères parlent en chrétiens ou plutôt encore en philosophes, car on doit dire, à l’honneur de la philosophie, que le christianisme tout seul n’a pas réussi à extirper l’esclavage ; il y a fallu, le concours et la propagande des idées philosophiques. « On ne peut concevoir l’esclavage avec le christianisme, disait le marquis de Mirabeau. Comment s’est-il donc introduit si généralement dans le Nouveau-Monde ? C’est une chose inconcevable. Je sais bien que si j’étais ministre de la marine demain, je ferais passer un édit qui déclarerait tout nègre libre. » Ne croit-on pas entendre d’avance dans la bouche du père de Mirabeau un fragment de la « Déclaration des droits de l’homme ? »

Les bureaux des ministères aiment rarement les novateurs et les idées nouvelles, la routine administrative s’accommode à merveille du statu quo. Le bailli en fit l’expérience. Son frère qui, par attachement pour lui et par dévoûment aux intérêts de sa famille, allait s’enquérir à Versailles de, ce qu’on pensait du nouveau gouverneur de la Guadeloupe, en rapportait des impressions peu favorables. Les commis de la marine reprochaient au bailli de montrer trop de zèle et d’envoyer de trop longs mémoires sur les abus du pays. « D’abord c’est trop tôt, disait-on, comme pour l’accuser de précipiter son jugement sur les hommes et sur les choses ; ensuite il doit, penser qu’il y a des choses, que nous voyons sans avoir la force d’y remédier, d’autres auxquelles nous ne voulons pas remédier. » La mauvaise humeur causée aux bureaux par les idées novatrices du bailli fut sans doute une des causes qui l’empêchèrent plus tard de s’élever au premier rang. Peu lui importait, du reste, il n’était pas. homme, à, sacrifier ses principes à son ambition. « Je t’ai toujours dit, cher frère, écrivait-il, qu’il y a longtemps que j’ai