nuances. On montrerait ensuite que cette impuissance de l’esprit et que cette stérilité de la pensée n’ont pas d’autre cause que la constitution même de la société du moyen âge… mais il vaut mieux interroger les œuvres.
Nous connaissons aujourd’hui une centaine de chansons de geste environ. Toutes n’ont pas encore été mises au jour, toutes ont été du moins analysées. Presque toutes ont subi l’injure du temps. Ni l’Iliade, ni l’Odyssée n’ont souffert plus de mutilations, d’interpolations, de remaniemens : à peine en est-il deux ou trois dont on puisse admettre, jusqu’à preuve du contraire, que nous possédions le texte original. Toutes ont d’étroites ressemblances entre elles : marquées des mêmes caractères généraux, elles commencent toutes sur le mode épique pour finir sur le mode romanesque, par un laborieux enchaînement d’aventures invraisemblables ; construites sur le modèle de la même formule, elles contiennent toutes un certain nombre d’épisodes obligés, morceaux d’éclat, airs de bravoure ; composées pour le même auditoire, elles semblent toutes partir d’une même main et procéder d’une seule inspiration. Je laisse donc de côté les autres, et, quoique l’on parle avec éloges d’Aliscans, comme on l’a vu, de la Chanson d’Antioche encore, ou de Raoul de Cambrai ; quoiqu’au fond de nos campagnes Renaud de Montauban, l’aîné des quatre fils Aymon, travesti dans la prose de la Bibliothèque bleue, conserve jusque de nos jours un reste de popularité, je viens à cette Chanson de Roland, où les admirateurs du moyen âge, d’abord qu’on fait mine de vouloir modérer l’excès de leur admiration, se retranchent et s’embastillent comme derrière les remparts de quelque inexpugnable forteresse.
Tant qu’elle n’était pas encore traduite, cette Iliade carolingienne, l’illusion était possible. On en pouvait encore vanter quelques épisodes, on y pouvait admirer ce qui n’existe peut-être dans aucune autre littérature, la glorification chevaleresque du vaincu. Que ne l’a-t-on donc enfermée sous une triple serrure ? Car c’est un grand tort qu’on lui a fait que de la vouloir mettre à la portée de tout le monde. Et les érudits eux-mêmes le comprenaient bien, puisqu’on voit dans leurs traductions qu’il n’est artifices d’une rhétorique puérile auxquels ils ne recourent pour imprimer au vieux poème une allure vraiment épique. Exclamations, inversions, répétitions, prosopopées, ils corrigent le vieux texte avec une licence souveraine. L’ornent-ils ? C’est une question, mais à coup sûr ils l’altèrent. D’ailleurs ils ne réussissent pas à y insinuer ce qu’il ne contient pas en effet. En dépit de toutes les corrections, ce qui reste vrai, c’est que le poème est mal composé. La chanson n’a pas de commencement, car la trahison de Ganelon y est sans cause ; elle n’a pas de fin, car la victoire de Charlemagne y demeure quasi sans effet ; elle n’a pas de