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tion, que si l’homme n’est pas capable de toute la liberté, cependant il n’est pas capable non plus de toute la servitude ; la féodalité, pour avoir, dans son amour déréglé de l’indépendance, rompu le lien social en posant le droit de l’individu comme une barrière insurmontable au progrès ; la scolastique, pour avoir, dans sa manie raisonnante, asservi l’esprit humain à la toute-puissance du mot et pour avoir voulu duper l’intelligence en lui persuadant qu’elle n’était jamais plus libre que quand elle soumettait la liberté de ses recherches aux injonctions de la théologie ; l’art, pour avoir voulu, dans l’enivrement de sa puissance, défier les conditions du travail mortel, sacrifié la beauté, outré l’expression, violemment importé dans son domaine des intentions de morale et d’édification et presque mérité l’anathème célèbre jeté par Vasari contre ces maudits édifices, — questa maledizione di fabbriche, — dont le moindre défaut est de mentir à leur destination et de paraître plutôt découpés dans le carton que taillés dans la pierre ou le marbre.

Et l’on voudrait qu’à cette universelle décadence la poésie, — et quelle poésie ! — la poésie des chansons de geste, des fabliaux et des mystères eût elle seule échappé ? qu’au milieu des ruines qui s’amoncelaient de toutes parts elle fût seule restée debout ? ou plutôt que tout se renouvelât autour d’elle et qu’elle seule, comme étrangère à tout ce qui se passait, eût vécu sur le fonds épuisé d’autrefois ? Cette remarque pourrait suffire : il est aisé de la justifier et, dans tous les genres poétiques, de noter les symptômes de l’irrémédiable décadence. Ici, dans la chanson de geste, c’est l’invraisemblance des aventures, la multiplication des épisodes, la stérile abondance des mots s’évertuant à qui mieux pour dissimuler la nullité de l’inspiration. Je n’invoquerai pas le témoignage, qui serait suspect, de quelque littérateur de profession, de quelque professeur d’éloquence : je renverrai le lecteur à l’analyse de Tristan de Nanteuil, telle que l’a donnée M. Paulin Paris dans l’un des derniers volumes parus de l’Histoire littéraire. Il verra là dans quel fatras de « contradictions » et de « redites, » de « fantaisies désordonnées et confuses, » on peut noyer quelques détails originaux et quelques inventions presque heureuses. Ailleurs, dans le fabliau, c’est la satire non plus seulement irrespectueuse, mais, si je puis dire, déjà révolutionnaire, jetant le mépris et l’injure précisément sur tout ce que le vrai moyen âge avait cru, respecté, aimé, adoré. Comme dans la miniature que l’on voit à la dernière page d’un manuscrit du Roman de Renart[1], c’est « foi, » c’est « loyauté, » c’est « humilité, » c’est « charité » qui tombent au plus bas de la roue de fortune, et c’est Renart glorifié, c’est la ruse et le mensonge

  1. Lenient. La Satire en France au moyen âge.