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décembre de l’an dernier, le ministre de l’instruction publique, le comte Tolstoï, s’alarmant des désordres qui s’étaient produits dans les universités, crut devoir consulter les professeurs de la capitale sur les causes de ces désordres et sur les remèdes qu’il convenait d’y apporter. Les professeurs, délibérant en séance plénière sous la présidence du recteur, rédigèrent un rapport que le ministre s’est gardé de publier, mais qui a été mis au jour par le journal des nihilistes, Terre et Liberté, car ce sont de terribles indiscrets que les nihilistes, et plût au ciel qu’ils ne fussent que cela ! Les signataires de ce rapport, dont l’authenticité n’a point été contestée, représentaient au comte Tolstoï qu’on calomnie la jeunesse, que sans doute on peut lui reprocher d’être jeune, et partant d’avoir trop de goût pour les chimères, une foi trop candide dans la mission régénératrice qu’elle s’attribue, cette tendresse excessive pour l’absolu que donne l’inexpérience, mais qu’on l’accusait à tort de perversité, qu’à certaines exceptions près elle est demeurée étrangère aux tendances révolutionnaires, qu’au surplus ses aspirations et ses sentimens n’étaient que le reflet de l’opinion générale. — D’ailleurs, ajoutaient-ils, ne fait-on pas comme à plaisir tout ce qu’il faut pour exalter ses résistances, pour aigrir son humeur ? On la considère et on la traite comme un danger, « comme une force sombre et cruelle. » On prend à son égard d’injurieuses précautions, on la tient en suspicion et dans une surveillance continuelle, et c’est l’homme de police qui représente pour elle le gouvernement. « Plusieurs étudians ne peuvent se réunir chez l’un de leurs camarades sans exciter des alarmes. Le propriétaire de la maison et les dvorniks ou portiers sont tenus de faire en toute occasion leur rapport à la police et de lui apprendre où se rend l’étudiant, de quoi il s’occupe, à quelle heure il rentre chez lui, ce qu’il lit, ce qu’il écrit. » On voit par là que les dvorniks sont en Russie d’importans personnages, l’un des principaux rouages de l’état ; mais il est dur pour un jeune homme que sa sécurité, son avenir, sa vie peut-être, soient à la discrétion de l’intelligence de son portier.

— Dans beaucoup de cas, disaient encore les auteurs du rapport, les pouvoirs disciplinaires dont nous sommes nantis suffiraient pour calmer les effervescences passagères de nos étudians ; mais nous hésitons à en faire usage parce que nous ne saurions appliquer une peine sans que la police, arrivant à la rescousse, la complique d’une peine administrative, absolument disproportionnée au délit. C’est ainsi qu’en 1876 un étudiant, nommé Organof, fut arrêté, puis interné sans jugement dans une ville éloignée et mis sous surveillance. Personne ne savait ce qu’il était devenu, lorsque en 1878 il reçut l’autorisation de rentrer à l’université, où il s’est fait estimer par son caractère et ses goûts studieux. Autre fait non moins significatif : trois étudians, qui avaient subi pendant trois ou quatre ans l’amer supplice de la détention cellulaire, furent acquittés par le tribunal. Plus tard, le lieutenant général Silvers-