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qui, ne pouvant retirer de son ornière un attelage embourbé, croit faire preuve de génie en coupant les traits des chevaux de volée et en partant avec eux au galop, sans s’aviser que la voiture ne les suit pas. Les habiles rétrogrades dont nous parlons font autre chose ; ils attellent les chevaux de volée derrière la voiture pour qu’ils tirent en sens contraire, moyennant quoi on est sûr de ne pas démarrer et que toutes choses resteront en l’état. On avait accordé des lois tutélaires, on ne les supprime pas, mais on laisse subsister le bon plaisir administratif. On a institué le jury et un ordre des avocats, on ne les abolit point, mais on retire tout doucement au jury les occasions de juger et aux avocats les occasions de plaider. On a créé les zemstvos ; on leur dénie le droit de pétitionner, on ne leur reconnaît que le droit de se taire. On a fondé des établissemens d’enseignement supérieur et on les a pourvus d’excellens professeurs ; mais on en rend l’accès de plus en plus difficile. On permet aux femmes d’étudier la médecine, on les met à peu près dans l’impossibilité de l’exercer. On a soustrait les fils de popes et de diacres à la servitude héréditaire qui pesait sur eux ; ils ne sont plus emprisonnés dans une caste, ils peuvent faire un autre métier que celui de leurs pères ; mais on leur interdit de compléter leurs études en entrant à l’université. On veut les punir d’avoir donné parfois dans les idées subversives. À peine fut-il sorti du séminaire, le pauvre Pomjälovski s’essaya, faute de mieux, dans ce genre de littérature douteuse qu’on appelle le roman naturaliste, lequel, n’en déplaise à nos illusions patriotiques, est tout simplement une invention russe. Il consacra son talent à raconter avec une crudité brutale et féroce tout ce qui peut se passer dans un séminaire russe, puis il s’enrôla dans le journalisme radical, et bientôt, las d’écrire, il hanta les tripots, les filles de joie, les tavernes, et mourut à vingt-neuf ans du delirium tremens. Écrire des romans fangeux n’est pas un beau métier ; il est plus fâcheux encore de mener une existence qui ressemble à un mauvais roman, et cela se voit souvent en Russie. Le gouvernement n’y est-il pour rien ? Faudra-t-il s’étonner s’il se rencontre parmi ces fils de popes qu’on exclut de l’université quelque Catilina nihiliste ?

Les concessions opportunes et sages n’ont jamais perdu les états ; ils périssent par des crises financières qu’on est impuissant à conjurer. Nous craignons qu’en matière de finances comme dans le reste le gouvernement russe n’ait trop de foi dans les petites habiletés. Des milliards de papier-monnaie déprécié, un cours de change désastreux, peu de crédit extérieur, un crédit intérieur nul ou onéreux, voilà de fâcheuses conditions, et les intérêts des particuliers en sont gravement atteints. Pour guérir le mal, qui est grand, il faudrait des mesures promptes, énergiques et judicieuses, qui seraient du même coup le meilleur remède à une crise révolutionnaire dont il est bon de sentir la gravité, sans l’exagérer. On peut dire qu’aujourd’hui l’autorité de